samedi 25 février 2012

27. La Territoriale


Je me souviens de la vie qui s'amenuisait, de l'espace qui se restreignait, de la peur qui parcourait les rues des villes, folle, déchaînée. 

Je me souviens de la Territoriale, du mot et des guètres du Père.

Chaque semaine, le Père devait mettre un uniforme kaki, lasser les guêtres sur les pataugasses, mettre un petit chapeau oblong sur le crâne.

Pour désigner le chapeau militaire, le Père disait, le calot.

Le calot se rangeait facilement, car en le repliant, il devenait un objet rectangulaire et allongé qu'on pouvait même ranger dans l'épaulette de la chemise ou de la veste kaki.

Y avait-il une cartouchière ? Alors, il l'aurait passée autour de la taille sur la ceinture de cuir avec son ceinturon de métal.


Le Père partait en patrouille avec les voisins de la Cité. Les mots de la Guerre s'approchaient de la maison, y entraient. 

La Territoriale a été instaurée, il fallait y aller, passer une nuit dans les rues noires de la Cité, ou dans le local de la Territoriale.

Le fusil n'entrait pas dans la maison, il restait à la Territoriale. 

Sara tremblait, allumait une veilleuse pendant les absences du Père. La veilleuse veillait sur lui, dehors, sur nous, sans lui.

On donnait à la population le goût des armes, on les impliquait dans le combat. On arguait du maintien de l'ordre. 

Le Père ne disait pas vraiment ce qui s'y passait. Avec le mot patrouille, il y avait parfois le mot embuscade.

Embuscade était un mot de la Radio, "les rebelles ont été pris dans une embuscade".

Le Père avait-il tendu une embuscade ou avait-il échappé à une embuscade ?

Le Père avait un copain dont il parlait. Son nom était Colas, ou quelque chose comme ça.

Un jour, le Père a dit que notre voisin Redouane avait été arrêté et emprisonné, ils l'avaient gardé une heure, ils ne voulaient pas le relâcher. Le Père ne disait pas qui. Le Père a dit qu'il avait dû se porter garant de lui. On comprenait qu'il avait eu peur.

Colas n'avait pas voulu s'en mêler.

Le ton de la voix du Père disait que Redouane l'avait échappé belle. Il murmurait l'histoire avec la voix qui enjoint aux enfants de ne rien entendre.

Le Père disait le mot Milice, Milice Territoriale. Il disait, c'est une Milice.

Le Père disait, Français musulmans dans un état laïc ? dirait-on Français juifs ou Français chrétiens ? D'ailleurs, on ne le disait pas. 

Pour le Père, la laïcité, c'était le respect des différences et l'accueil de tous. Le Père aimait une laïcité généreuse, ouverte et l'Ecole. 

Les Oncles, chaque dimanche, disaient, eux, que le Père rêvait. Les Oncles le traitaient d'utopiste, de fou, d'irresponsable, de dangereux. 

La guerre des mots enflait, battait son plein, terrifiait Sara qui fermait les fenêtres. En secret, elle admirait et approuvait le Père.

Dans cette guerre qui ne disait pas son nom, il ne devait plus y avoir aucun innocent. 

Dans la Guerre sans nom, ils voulaient que ne subsiste aucun innocent.

(à suivre...)

LB

26. Déminage


Je lis le mot déminage. 

Sara dit, les gens sautaient sur des mines. Parfois. En fait, les mines sautaient sous leurs pas et les projetaient.


Les mines oubliées attendent le pas ignorant qui les rendra fatales en les faisant exploser par surprise.


Les mines sont enfouies dans des lieux gardés secrets et des démineurs y risquent encore leur vie.

On ne peut pas passer son temps à se souvenir, dit parfois Sara, vous avez autre chose à faire qu'à ressasser, vous devez aller de l'avant et bâtir. 

Mais, les fondations ? Comment fonder notre avenir ? Sur quel terreau ? Comment laver le sang sans le sang encore ? et trouver l'eau claire.

Rien n'est fini, dit Sara, tout est là encore, tapi dans l'ombre du soleil brûlant de nos enfances. 

L'avenir grince dans les gonds des portes mal fermées, ici aussi, puisque certains sont là ou là et leurs enfants.

Nous oscillons entre le vous et le nous, nous avons des comptes mal réglés, ce ne sont pas des affaires entre états, ce sont nos affaires.

(à suivre...)