dimanche 11 mars 2012

52. Les morts


Je me souviens d'avoir entendu parler des morts mais d'en avoir peu vus. 

Cela aussi devait être inégal. 

Outre les récits de mort que faisait quotidiennement la Radio, il y avait les morts qu'on connaissait ou que quelqu'un qu'on connaissait, connaissait.
Il y avait les morts dont quelqu'un qu'on connaissait avait entendu parler.
Il y avait les morts que quelqu'un qu'on connaissait avait vu. 


Le Père et Sara évitaient de faire ces récits devant les enfants. 
Mais comment se surveiller tout le temps ?  
Comment surveiller chacune de ses paroles ?

Il y a eu l'homme abattu derrière l'immeuble de la Cité près de la station service.

Il y avait Ali chez qui Sara allait, de préférence, acheter ses légumes qui un jour n'était plus à son étal.

Il y a eu un cousin lointain enlevé parce qu'il avait traversé la Casbah.

Il y a eu un homme dont le corps avait été pendu à un filin posé en travers d'une rue de Bab el Oued.

La mort, d'abord, avait semblé rester à distance grâce aux déplacements vers la ville ou un peu à cause de l'inégalité ou un peu par chance.

Car il y avait aussi les attentats auxquels on avait échappé.

On aurait pu être là comme ceux qui étaient morts mais on n'y était pas.

A la fin, la mort a tenté de s'approcher inexorablement.  

C'est en parlant avec Bachir que j'ai compris que lui avait vu les morts que mes yeux n'ont pas vus.

(à suivre...)
LB

51. Exils


L'exil arrête le temps, ouvre une parenthèse, fige le lieu abandonné à l'instant du départ, le tient muet dans la glace ardente du souvenir.
Pour ceux qui restent le temps est un fil sur lequel ils ont continué leur marche tranquille, sans chute, ni saccades.

Pour ceux qui restent, les lieux coulent des jours sans surprise, qui se succèdent un à un dans la continuité du temps.
L'exilé attend que son retour, ou une parole, referme la parenthèse qui un jour, s'était ouverte comme la bouche dévorante du vieux Chronos.
Ceux qui sont restés, ont continué à peupler les lieux de leur quotidien, les ont fait vivre, au rythme de leur vie, heureuse ou malheureuse
Leurs lieux sont restés vivants de leur vie même.

Les exilés voient les lieux du souvenir devenir comme leurs mots des tombeaux.

(à suivre...)
LB