Suite de 20 à 30

20. Les indigènes étrangers.


Je me souviens qu'ils avaient des formules toutes faites pour nier l'évidence. Ils disaient, l'Algérie c'est la France. 

Ils disaient, la France de Dunkerque à Tamanrasset. 
Ils disaient, l'Algérie est et restera française.

Le Père disait que tout était incohérent, l'Algerie était la France, mais la France était la métropole.

Le Père insistait, l'Algérie était la France, mais on disait les indigènes et les français.

Dans cette Algérie qui était la France, il y avait deux catégories d'habitants, les citoyens français et les autres. 
Le Père disait, imagine, dans cette Algérie qui était la France, les autochtones ou indigènes n'étaient pas des citoyens français.

Le Père disait, le langage lui-même parvient à des contradictions inextricables, des contresens, des contrevérités.

Les paroles que nous entendions s'habillaient d'une logique de l'absurde.

Plus la guerre avançait, plus l'absurdité des combats que l'état français livrait aux algériens apparaissait au grand jour.

Car, disait le Père, qui peut croire que l'Algérie c'est la France, si les gens d'ici ont aussi peu de droits que s'ils étaient étrangers.

L'état français était parvenu à créer la notion d'indigène ou autochtone étranger, nous vivions gouvernés par un oxymore.

(à suivre...)

LB

21. Les repas du dimanche


Le Père disait, l'état français est bel et bien parvenu à fabriquer l'étrange catégorie de ceux qui vivent étrangers dans leur propre pays.

Elle se souvient, les repas du dimanche agités de débats et de cris, chaque dimanche de la guerre : les arguments et comment la faire cesser.

Les cris des oncles et du Père débordaient des fenêtres, entraient chez les voisins, s'aventuraient sur les trottoirs.

Même en plein été, Sara finissait par fermer la fenêtre de la salle à manger.

(à suivre...)
LB


22. Le ministre et les souvenirs


Un ministre invite l'Algérie à "la modération" pour l'anniversaire des 50 ans de son indépendance.

C'est le ministre des affaires étrangères de la France. 

Le ministre des affaires étrangères a eu 17 ans en 1962. Il était adolescent dans les Landes, pendant la guerre.

Le ministre des affaires étrangères a forcément des souvenirs très "modérés" de la guerre.

Sara dit, ils veulent gouverner nos souvenirs, les atténuer, les moduler à leur manière, ils veulent encore creuser des fossés.

Ils veulent encore bâtir des murailles dans nos têtes, ils veulent réveiller la guerre en feignant de prêcher la paix ou pire, l'apaisement.

Sara dit, mais vous allez vous parler, vous ne devez pas les laisser faire, tant de temps a passé, et vous étiez des enfants dans la guerre.

Nous nous souviendrons comme nous le voudrons. Peut-on nous obliger à tordre nos souvenirs ?

Te souviens-tu du "code de l'indigénat" ?

(à suivre...)

LB


Te souviens-tu du "code de l'indigénat" ? 

Regarde, dit le Père, regarde comment le code de l'indigénat exacerbait les dissensions entre les habitants du pays.

Avec le temps, les choses s'éclairent, se simplifient, apparaissent dans l'évidence que seuls, quelques uns, savaient distinguer clairement.

Le "code de l'indigénat" était le nerf de la Guerre sans Nom.

Le jeu de la citoyenneté - du plus ou moins de citoyenneté, selon l'origine, le sceau de nos naissances - était le coeur du brasier.

Le jeu subtil entre les mots nationalité, citoyenneté, appartenance, les glissements de sens affutaient les traits de fracture. 

On distribuait des droits civiques comme des bons points et en 1948, on bafouait, à peine adoptée la déclaration universelle des droits de l'homme.

Chaque dimanche les pugilats, les oncles et le Père criaient et Sara fermait les fenêtres.

(à suivre...)

LB

24. Enfants dans la guerre (3)


Finalement, dit Sara, le souvenir ravive le souvenir. 

Nos paroles sortent comme d'un puits où depuis longtemps n'était pas descendu de seau. 

Elles se dégagent de la gangue de vase des douleurs qu'il avait fallu bannir pour continuer à aller vers notre avenir.

Les enfants dans la guerre font ainsi, car la vie, pour eux, est la plus forte.

Ils veulent remettre les deuils à plus tard, alors ils enferment tout et même les bonheurs dans la cassette des pierreries. Tout reste là. 

Tout reste figé dans leur regard d'enfant. 

Ils attendent, sans savoir qu'ils veulent atteindre ce moment où ils pourront nommer les sentiments, les sensations, les images immobiles.  

Ils voient alors, comment tout cela a guidé leur vie, plus qu'ils n'auraient cru, plus qu'ils n'auraient voulu, plus qu'ils n'ont su.

Ils savent pourquoi, certaines choses ne les faisaient jamais rire. 

Ils savent pourquoi ils prenaient à coeur des causes qui semblaient les concerner à peine. La guerre est là au fond de leur coeur. 

La guerre est là, tapie, silencieuse, et derrière tout un vacarme de mots qu'ils n'ont jamais pu dire.

"Tout homme a un secret en lui, beaucoup meurent sans l'avoir trouvé". La guerre a pris la place de leur secret.

(à suivre...)

LB


Je me souviens de la lumière, de la lumière sur la mer. 

Je me souviens de la chaleur, de la tiédeur de l'eau. 

Je me souviens de la douceur des soirs qui tombent, apaisant le soleil.

Je me souviens des pins parasols, leurs troncs nus et, là haut, le bouquet des épineuses. 

Je me souviens de ce qui fait encore votre quotidien. 

Je me souviens que la mer était au nord, au nord est ou au nord ouest.

Je me souviens de la vue sur la ville à partir de ses hauteurs. 

Je me souviens des tramways et des étincelles qui jaillissaient dans les tournants, entre fils et perches. 

Je me souviens des arcades où se cachaient les amoureux. 

Je me souviens du parc du Clos Salembier, des siestes obligatoires et du sirocco.

Je me souviens des chenilles processionnaires et des pics urticants qu'elles lançaient dès la fin du printemps.

Je me souviens des orages que le bleu du ciel déchirait. 

Je me souviens de la brièveté des orages et que nous attendions dos collé aux immeubles sous les bâches des magasins. 

Je me souviens des voiles blancs et légers que le vent agitait.

Je me souviens que Khira nous prétait son voile pour que nous jouions à retrouver sur nos corps sa manière de le draper. 

Je me souviens que l'incendie de la forêt de Baïnem semblait avoir rendu l'air irrespirable.

Dans tous les pays en guerre, on trouve des havres de paix dont le calme s'interrompt brutalement pour faire place au vacarme et au carnage. 

La guerre, c'est l'éclatement soudain, dans une rue ou sur une plage, en forêt, en plein champ ou dans votre maison, de la fureur des armes.

(à suivre...)

LB

26. Déminage


Je lis le mot déminage. 

Sara dit, les gens sautaient sur des mines. Parfois. En fait, les mines sautaient sous leurs pas et les projetaient.


Les mines oubliées attendent le pas ignorant qui les rendra fatales en les faisant exploser par surprise.


Les mines sont enfouies dans des lieux gardés secrets et des démineurs y risquent encore leur vie.

On ne peut pas passer son temps à se souvenir, dit parfois Sara, vous avez autre chose à faire qu'à ressasser, vous devez aller de l'avant et bâtir. 

Mais, les fondations ? Comment fonder notre avenir ? Sur quel terreau ? Comment laver le sang sans le sang encore ? et trouver l'eau claire.

Rien n'est fini, dit Sara, tout est là encore, tapi dans l'ombre du soleil brûlant de nos enfances. 

L'avenir grince dans les gonds des portes mal fermées, ici aussi, puisque certains sont là ou là et leurs enfants.

Nous oscillons entre le vous et le nous, nous avons des comptes mal réglés, ce ne sont pas des affaires entre états, ce sont nos affaires.

(à suivre...)

LB

voir : 


27. La Territoriale


Je me souviens de la vie qui s'amenuisait, de l'espace qui se restreignait, de la peur qui parcourait les rues des villes, folle, déchaînée. 

Je me souviens de la Territoriale, du mot et des guètres du Père.



Chaque semaine, le Père devait mettre un uniforme kaki, lasser les guêtres sur les pataugasses, mettre un petit chapeau oblong sur le crâne.

Pour désigner le chapeau militaire, le Père disait, le calot.

Le calot se rangeait facilement, car en le repliant, il devenait un objet rectangulaire et allongé qu'on pouvait même ranger dans l'épaulette de la chemise ou de la veste kaki.

Y avait-il une cartouchière ? Alors, il l'aurait passée autour de la taille sur la ceinture de cuir avec son ceinturon de métal.




Le Père partait en patrouille avec les voisins de la Cité. Les mots de la Guerre s'approchaient de la maison, y entraient. 



La Territoriale a été instaurée, il fallait y aller, passer une nuit dans les rues noires de la Cité, ou dans le local de la Territoriale.

Le fusil n'entrait pas dans la maison, il restait à la Territoriale. 



Sara tremblait, allumait une veilleuse pendant les absences du Père. La veilleuse veillait sur lui, dehors, sur nous, sans lui.

On donnait à la population le goût des armes, on les impliquait dans le combat. On arguait du maintien de l'ordre. 

Le Père ne disait pas vraiment ce qui s'y passait. Avec le mot patrouille, il y avait parfois le mot embuscade.

Embuscade était un mot de la Radio, "les rebelles ont été pris dans une embuscade".

Le Père avait-il tendu une embuscade ou avait-il échappé à une embuscade ?

Le Père avait un copain dont il parlait. Son nom était Colas, ou quelque chose comme ça.

Un jour, le Père a dit que notre voisin Redouane avait été arrêté et emprisonné, ils l'avaient gardé une heure, ils ne voulaient pas le relâcher. Le Père ne disait pas qui. Le Père a dit qu'il avait dû se porter garant de lui. On comprenait qu'il avait eu peur.

Colas n'avait pas voulu s'en mêler.

Le ton de la voix du Père disait que Redouane l'avait échappé belle. Il murmurait l'histoire avec la voix qui enjoint aux enfants de ne rien entendre.

Le Père disait le mot Milice, Milice Territoriale. Il disait, c'est une Milice.

Le Père disait, Français musulmans dans un état laïc ? dirait-on Français juifs ou Français chrétiens ? D'ailleurs, on ne le disait pas. 

Pour le Père, la laïcité, c'était le respect des différences et l'accueil de tous. Le Père aimait une laïcité généreuse, ouverte et l'Ecole. 

Les Oncles, chaque dimanche, disaient, eux, que le Père rêvait. Les Oncles le traitaient d'utopiste, de fou, d'irresponsable, de dangereux. 

La guerre des mots enflait, battait son plein, terrifiait Sara qui fermait les fenêtres. En secret, elle admirait et approuvait le Père.

Dans cette guerre qui ne disait pas son nom, il ne devait plus y avoir aucun innocent. 

Dans la Guerre sans nom, ils voulaient que ne subsiste aucun innocent.

(à suivre...)

LB

28. Guyotat


Je lis Guyotat, "Tombeau pour cinq cent mille soldats", les Mots de la Guerre sont là, éparpillés dans les phrases, courant de page en page. 

Je les reconnais dans le brulôt. Munitions : "Dans les entrepôts, au lieu des sacs de blé, des sacs de munitions."

Rebelles : "La première année de la guerre, la section a été entièrement massacrée par les rebelles." 
Hélicoptère : "L'hélicoptère qui apporte le courrier se pose au milieu des cendres."

Opération et section : "Une opération est montée dans le massif à laquelle se joint la section isolée". Je note, c'est page 70.

Page 72, buté : "hé, Doucen, si t'es buté, tu me donnes ton ventilo...?"

Encercler : "Les soldats encerclent les abords du lac." 

Grenade : "Les grenades éclatent". 

Représailles : "En bas, les chefs exigent des représailles." C'est au bas de la page 74. Les Mots de la Radio sont là serrés dans le livre. 

"Souvent, les soldats privés de leurs enfants ou de leurs frères, embrassent les enfants sur les routes et dans les maisons qu'ils pillent." 

Supplétif et indigène : "Les supplétifs indigènes brisent la porte des cuisines." C'est page 78.

(à suivre...)

LB

29. La cour d'école

Dans le village des Asphodèles, les temps semblaient heureux et insouciants, chacun s'occupait des banalités qui font la vie.

Dans le Village des Asphodèles, abrités dans les murs de l'école, nuls n'entendaient les révoltes gronder.

Seul le frère de Sara savait. Avec le Père, Il parlait d'Abderahman Farès.

Je me souviens, je regardais, penchée aux fenêtres. Les garçons jouaient dans la cour, riaient, se battaient, couraient.

Je me souviens, je me hissais sur la pointe des pieds, je voulais monter sur un tabouret, Sara disait non.

Je me souviens des garçons inaccessibles du Village des Asphodèles. Il fallait attendre qu'ils partent pour descendre jouer dans la cour.

(à suivre...)

LB

30. Le bar de Belleville


café de Belleville. Vins bois charbons. 




Il se souvenait, il avait dix ans à Belleville, les parents tenaient un bar, ils accueillaient tous ceux qu'aucune autre taverne ne voulait. 

Chaque midi pendant qu'il mangeait, une mitraillette puis un képi passaient la porte, puis un autre, et un autre, ils entraient. 

Parfois, ils fourrageaient dans le tas de charbon, les boulets dévalaient, personne, ils ne trouvaient personne.

Banalité, une intrusion quotidienne, la guerre était partout, on sortait les couteaux, des armes ornaient les murs dans la maison du voisin.

(à suivre...)

LB


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