Je me souviens de Fali.
Nous habitions Le Village du Bord de l'Eau, cette petite maison de fonction aux deux appartements
jumeaux.
Les appartements étaient le pendant des deux salles de classe en préfabriqué
dressées au fond d'une cour qui servait aux récréations.
La maison était posée
sur une dalle qui la débordait et faisait un espace dont la surface lisse
permettait de jouer aux osselets.
Quand Fali venait, Sara
lui demandait de nous occuper et pouvait se consacrer tranquillement aux soins
à donner à son nouveau né.
Fali ouvrait sa main qui, sous son menton, avait servi de fibule au tissu
coloré qu'elle portait sur la tête. Elle libérait sa chevelure.
Fali s'asseyait à même
le sol, nous indiquait de la main nos places, la Petite Sœur et moi. Toutes
trois assises en tailleur.
Nous, face à elle, cette enfant nubile que nous voyions déjà grande et nos
jambes, à toutes trois, délimitaient l'aire de jeu circulaire.
Fali sortait les cinq
osselets.
Fali rassemblait les osselets dans le creux de ses deux paumes réunies, elle
secouait les mains jointes en rythme pour favoriser le hasard.
Fali séparait ses bras brusquement et les osselets roulaient un moment sur la
piste de jeu.
Certains osselets tombaient sur bosse, d'autres sur creux, roi ou valet. C'est
Sara qui avait nommé pour nous les faces du petit os.
Fali se saisit d'un
osselet, le lance en l'air et en prend un autre de la même main pendant la
course du premier au dessus de nos têtes.
Les deux osselets
s'entrechoquent au cœur de sa main qu'elle referme avant de la rouvrir pour
poser l'osselet pris au jeu, à côté d'elle.
Fali saisit ainsi chacun
des quatre osselets un par un. Il faut utiliser le temps du vol pour ramasser
les osselets.
Fali, à cette phase du jeu, n'utilise qu'une seule main, mais nous autorise à
utiliser les deux, quand nous tentons de l'imiter.
C'est un jeu d'adresse où Fali excelle. Elle ramasse les objets par deux,
trois puis quatre, sans en laisser échapper.
Nous passons des heures assises à quelques centimètres de la porte d'entrée.
Fali arrive chaque jour
après le repas de midi, nous sortons sur le pas de la porte avec Sarah alors
que le bébé dort.
Les sons de la langue arabe. Cette musique et la fascination pour les
modulations de gorge que je m'exerce à prononcer en secret. 9:04am Fali et
Sarah parlent un moment. Voix légères, pour moi, détachées du sens. Elles
rient, rires de gorge.
Sarah parle deux langues
et rit de deux rires. Avec Fali, Sarah rit de son rire de langue arabe, plus
rond, plus chaud, un peu plus grave.
Lorsqu'elle parle avec
Fali, la voix de Sarah descend au fond de sa gorge et résonne dans sa
poitrine.
Quand elles se taisent,
Sarah rentre dans la maison et nous nous asseyons avec Fali à l'ombre du seuil
sur la dalle tiède.
Fali installe le voile de couleur autour de sa taille et sort les osselets.
Dans les salles de
classe, au delà des grillages et de la cour, les voix des enfants qui scandent
chaque syllabe d'un claquement de mains.
La voix du Père qui,
lui aussi détache chaque syllabe. Les élèves répètent en chœur. Ils
apprennent à parler, lire et écrire à la fois.
Un jour Sarah a dit :
Fali ne viendra plus. Son père veut la marier.
(à suivre...)
LB