Suite de 81 à 90


81. Le visage de Ben Bella

Je me souviens de Ben Bella, et d'abord de son nom qu'il aurait fallu prononcer, en doublant la lettre l d'un léger enroulement de la langue. 
Je me souviens du nom de Ben Bella qui était prononcé Bene Béla en détachant bien les syllabes avec l'accent appuyé sur le a. 
Je me souviens qu'on disait à propos de Ben Bella "terroriste","hors la loi" ou "rebelle" mais pas "fellagha" ni "embuscades".
Je me souviens des images de Ben Bella et ses compagnons, les deux mains tenues devant eux, menottées.
Je me souviens que, ce jour là, Ben Bella a eu un visage et un corps et que j'ai bien vu qu'il ressemblait aux frères de Sara.


Lila dit, ce détournement de l'avion, transportant Ben Bella et le GPRA, a été un tournant fatal de cette Guerre absurde et perdue d'avance. 
Lila dit, c'était seulement deux ans après le déclenchement de la lutte armée, et la Guerre allait encore durer six ans.


Lila dit, c'est à ce moment que tout se noue, que le futur s'annonce, le Journal s'amuse et titre "un Coup de Théâtre". 
Lila dit, les négociations avaient commencé, l'arrestation de Ben Bella est le moment de la prise de pouvoir du militaire sur le politique. 
Lila dit, après le détournement de l'avion, coups fourrés et coups d'état se succèdent, mensonges au zénith, le Théâtre des combats s'étend. 
Lila dit, on en revient toujours à cette Guerre de Papier : comment donc négocier avec des êtres qu'on considère comme inférieurs en droit ? 
Lila dit, la Guerre de Papier était le nerf de la Guerre, son coeur, le point névralgique des malheurs. Ses crimes précédaient les meurtres. 
Les crimes de Sang ont été remplacés par les crimes de Papier et les crimes de Papier ont fini en crimes de Sang.

(à suivre...)
LB



82. Enfants dans la Guerre (5)

Que cherchons-nous, nous qui avons été des enfants dans la Guerre, que cherchons nous en interrogeant sans cesse ce passé ? 
C'est que nous avons été des enfants dans ce pays et que, comme chacun, nous faisons, approchant nos vieux jours ce tout dernier retour. 
C'est que le tissu de notre enfance était cette Guerre, notre enfance a eu lieu sur la scène de ces combats. 
C'est que nous étions là, dans notre impossibilité d'agir, et que, comme les enfants, nous imaginions participer au monde en héros. 
C'est que notre pensée posait ses fondations au creux de nos enfances, cette pensée mêlée qui reste pour la vie, chevillée en les cœurs. 
C'est que cette pensée a creusé ses sillons au fond desquels notre vie a germé, sans abri contre les bruits ni les combats du monde. 

(à suivre...) 
LB



83.Le Bain Maure

Je me souviens du bain maure de Saint Démon.
Je me souviens qu'on entrait, d'abord dans une salle couverte de faïences bleues, autour de laquelle, longeant les murs, des bancs maçonnés.
Je me souviens ensuite de la vapeur qui emplissait l'espace d'une pièce voûe et entourait les corps dans la pénombre.
Je me souviens des petites vasques semi-circulaires et de l'eau fraîche qui coulait des robinets de cuivre à notre hauteur.
Je me souviens du savon de Marseille, du vinaigre, du gant de crin, des récipients de cuivre, des peignes en os et des petites casseroles.
Je me souviens des flaques et des glissades dans l'eau savonneuse.
Je me souviens de l'eau fraîche qui coulait sur nos corps brûlants.
Je me souviens du moment où il fallait cesser de jouer pour être sérieusement lavées.
C'est la tante Semia qui lavait le mieux. Elle commençait par le savon de Marseille, une bonne couche partout, y compris la tête.
Je me souviens du gant de coton qu'il fallait tenir des deux mains, bien appliqué devant les yeux bien fermés.
La tante Semia était, dans le lavage, précise et méthodique, après le savonnage, le frottage, et lève le bras et puis l'autre et lève le pied.
Je me souviens qu'installés tour à tour entre les jambes de Semia, nous faisions le dos rond, bras repliés, comme dans le ventre d'une mère.
Je me souviens que Semia nous apprenait le frottage qui rendait propre comme un sou neuf, qui faisait la peau parfaitement douce.

Je me souviens qu'apparaissait, alors, sous nos mains, la preuve même que nous avions é jusque là sans le voir, "sales comme des peignes".
Je me souviens que Semia donnait à chacun un morceau du savon de Marseille coupé au couteau, et qu'elle l'adaptait à la taille de nos mains.
Je me souviens qu'il fallait faire le "décrassage" à main nue avant tout savonnage, dans la vapeur qui avait amolli nos peaux.

(à suivre...)
LB



84. Le système colonial


Lila dit, il y a une archéologie de la Guerre, ces hommes qui cherchaient leur avenir, malgré le mépris ou les roueries du colonisateur.
Lila dit, il faudrait écrire une archéologie des discours, il faudrait lire ce qu'avant les déflagrations de l'Europe, ces hommes pensaient.
Lila dit, il faudrait lire ce que l'état colonial leur répondait.

Lila dit, il faudrait lire les débats à l'Assemblée, sur les nationalités et l'octroi de la nationalité française en Algérie avant 1939.

Lila note, 1840, Leblanc de Prebois, "De la nécessité de substituer le gouvernement civil au militaire pour la victoire de la colonisation".

Chaque pierre, chaque parcelle, chaque habitant de ce pays était marqué du sceau de l'injustice qui l'avait fondé, aucun moyen d'y échapper.
Jeanne disait à Lila que le chemin vers la connaissance du fait colonial passait inévitablement par la honte.


Jeanne disait à Lila que le système colonial insufflait en chaque enfant qui naissait en ce pays la part d'injustice qu'il devrait porter.
Jeanne disait que le système colonial était fait de papiers qui règlementaient les inégalités de droit, traçaient les frontières invisibles.
Jeanne disait à Lila que l'état français avait mis un siècle à tisser ce maillage mortifère, par la guerre des Armes et la guerre de Papier.
Jeanne disait à Lila, quand tu naissais dans ce pays, pour ne pas avoir à vivre de l'injustice, il aurait fallu cesser de respirer.

(à suivre...)
LB



85. Salah Guemriche


Je lis "Alger la Blanche" biographies d'une ville de Salah Guemriche.

Les écrivains du XIXè font de la Ville une femme ou une bête fauve, ensorceleuse, Circé d'Afrique.
La palme est à Jean Lorrain : " nonchalante Circé d'Afrique aux yeux gouachés de khôl, implorants et si noirs sous leurs longues paupières."
Léon l'Africain s'appelait Hassan Ibn Mohamed El-Fassi.
Le géographe arabe de Cordoue El-Bekri s'appelait Abou Oubaïd Abdallah ibn Abd el-Azz ibn Mohamed el-Bekri.
"La Casbah n'est pas un quartier, c'est la conscience endormie d'une civilisation." dit Himoud Brahimi alias Momo l'Illuminé de la Casbah.
Le navire à roues "Le Sphinx" fait partie de l'armada française qui part de Toulon pour conquérir Alger.
Le Sphinx revient annoncer la conquête d'Alger. En 1833, le Sphinx, encore lui, emporte l'obélisque égyptienne vers la Place de la Concorde.



La Méditerranée a vu tant de naufrages, les pirates et les guerres, et puis plus rien, jusqu'aux noyés qui tombent des esquifs de migrants.
La Ville est d'abord comptoir phénicien, baptisé Ikosim, devient le municipe Icosium puis est livrée comme butin à Ptolémée de Maurétanie. Ptolémée de Maurétanie, fils de Juba II, roi numide élevé par Octavie sœur d'Octave, épouse Claphyra, veuve d'un fils d'Hérode Ier le Grand. Icosium était une cité berbère et pour une part judéo-berbère.

Lors du creusement du métro d'Alger, on exhume les vestiges d'une basilique paléo chrétienne du IVè siècle.

Je me souviens que le Père disait qu'il allait se baigner chaque matin d'été à la Pointe Pescade.
Sur la photographie en noir et blanc, à bord crénelé, on voit le Père en maillot de bain, debout, adossé à un rocher. Il regarde l'objectif.
Le Père a une main posée sur la pierre, une jambe croisant l'autre, son corps suivant une courbe, arc de cercle, dont la main est le centre.
Salah Guemriche écrit qu'aujourd'hui la Pointe Pescade a le nom d'un écumeur des mers du XVIème qui devint amiral d'Alger : Raïs Hamidou.
J'apprends que le Lycée a accueilli entre 1942 et 1945 le siège de la France libre. J'apprends que le peintre Louis Fernez a conçu les gravures des timbres le Coq français et la Marianne d'Alger, en 1944.
J'apprends que le peintre Louis Fernez, ancien élève de l'école des Beaux Arts d'Alger a conçu la décoration du Lycée.
J'apprends que François Mitterand, en novembre 1954, a dit peu de jours après le déclenchement de la Guerre : "L'Algerie, c'est la France !"


Salah Guemriche raconte le cinéma en Algérie et dit que les algériens y sont le plus souvent invisibles.
Je regarde Pépé le Moko de Julien Duvivier avec Jean Gabin dans la Casbah transformée en maquis pour cambrioleur venu de Paris.
Le commissaire Slimane de Pépé le Moko est arabe, et ressemble à s'y méprendre à une caricature des années 30, du juif vu par les européens.
Régis habillé du vêtement des autochtones ressemble à Tartarin de Tarascon venant chasser les lions.
Les femmes dans Pépé le Moko sont à l'honneur. Frehel chante un moment de sa vraie voix poignante sur fond de sa voix cassée de microsillon.

(à suivre...)
LB



86. Louise


Entre Sara et le Père, on parlait de mésalliance, et la religion commune n'y faisait rien.
La famille du Père avait commencé les hostilités et disait de Sara qu'elle était une "chaouía", une fille de paysan.
La famille de Sara avait eu des échos de ce mépris et avait commencé à dire que le Père était fils de brocanteur et manquait de religion.
Je me souviens que le Père disait qu'il ne savait pas lire, il fallait entendre qu'il ne savait pas déchiffrer l'hébreu du Livre Sacré.
Le Père, tout instituteur qu'il était parvenu à être, n'avait jamais réussi à assimiler la lecture de l'hébreu et en souffrait.
Les frères de Sara lisaient trois langues, en parlaient deux. Samuel parlait mieux l'arabe que le français.
Samuel et Rachel se disputaient et se disaient leurs secrets dans l'intimité de la langue arabe.
Louise ne parlait que français et l'espagnol semblait perdu pour elle depuis longtemps.
Louise s'enorgueillissait d'habiter la ville et voulait la réussite du Père, son fils aîné, contre David qui le voulait au magasin.
Pour Louise, avoir un fils aîné instituteur, n'était pas tant enseigner qu'approcher le destin enviable des fonctionnaires français.
Pour Louise, avoir un fils aîné qui épouserait une femme dont les parents parlaient arabe était descendre dans l'échelle de l'état colonial.
Louise qui venait d'entrer dans le veuvage engagea sa guerre personnelle contre Sara qui lui volait son fils aîné, promu soutien de famille.
Louise voulait oublier son enfance passée dans la basse Casbah entre le Marché et la rue de la Synagogue.
Louise avait gravi les cinq étages de l'immeuble de la rue du Sans Grade où elle s'était installée avec David, juste revenu des Dardanelles.
Louise avait économisé secrètement en mettant des pièces de cinq sous dans une boîte de fer blanc pour que le Père puisse étudier.
Louise avait protégé les Livres et les Cahiers de son fils, des colères de David qui, de rage, faisait tout passer par le balcon.
Maintenant David était mort.
Et son fils choisissait d'épouser une femme de Saint Démon, dont les parents parlaient arabe et s'habillaient comme des "indigènes".
Louise se rendit à Saint Démon pour les présentations, fut prise le deuxième jour de violents maux de tête et perdit la vue.

(à suivre...)
LB





87. Les parachutistes

Je me souviens quand les parachutistes se sont installés dans la Cité, ils avaient réquisitionné le Garage sous le terrain de tennis. 
Parfois, ils défilaient sur l'Avenue, en un petit groupe, avançant quatre de front, chantant un chant grave coupé d'un silence sur deux pas. 
Je me souviens du soir où de la fenêtre de l'appartement dans la Cité, j'ai vu trois parachutistes enfoncer une porte à coup de Rangers. 
Je me souviens qu'un des "bérets rouges" frappait avec la crosse d'une mitraillette sur la porte, que la porte a cédé et qu'ils ont disparu. 
Je me souviens du Général Massu et d'avoir pensé que son nom même était une violence.
Les parachutistes étaient-ils basés là parce que la Cité était bâtie à la lisière d'un quartier arabe ?
De la fenêtre de l'appartement de la Cité, on voyait les petites maisons, et les silhouettes des femmes sur les terrasses du quartier arabe.


L'école primaire de la Cité était prévue pour accueillir tous les enfants des environs.


Les terrassements de la Cité commencent en 1953 : projet de mêler les populations d'origines diverses sur les hauteurs de la Ville. 
Dans la Cité, on avait bâti deux écoles, un marché couvert, des jeux d'eau, une esplanade arborée, l'immense garage et le terrain de tennis.
L'architecte était Fernand Pouillon. Dans un bassin, des dauphins de pierre avec leurs jets d'eau.
Pouillon aurait-il pu imaginer que le Garage sous le tennis abriterait un régiment de parachutistes, et la torture ? 

(à suivre...)
LB



88. Rumeurs de plasticage


Jeanne se souvient qu'un jour, il a été question d'un projet de plasticage dans l'immeuble de la Cité. Ce devait être vers la fin de l'année soixante. 
Sara et le Père parlaient du plasticage possible, de cette voix qui enjoint aux enfants de ne rien entendre.
La famille Kerrouche venait d'aménager, à l'étage au dessous, dans l'appartement des Santillon. Fadela Kerrouche était speakerine d'une radio de langue arabe.
Jeanne se souvient que la venue des Kerrouche avait mis fin aux colères du Père causées par les travaux de couture où Sara s'était obstinée.
La crainte de plasticage faisait parfois murmurer Sara et le Père. 
Ils avaient fait la paix, car depuis le départ des Santillon, la machine à coudre électrique s'était presque tue.
Sara s'était résignée à ne confectionner que quelques vêtements pour elle ou les enfants.

(à suivre...)
LB 



89. Le Musée des Armées

Jeanne dit à Lila, le Musée des Armées célèbre le cinquantenaire de la Guerre d'Indépendance.

Lila dit, l'Armée française se souvient des Guerres en Algérie. 
Lila dit, il y a eu plusieurs guerres dans ce pays, on les a d'abord appelées conquête puis soulèvements, rebellion, et enfin évènements. 
Lila note, il y a eu plusieurs guerres de Papier, une guerre administrative presque continue, on l'appelait pacification. 
Note : 1863. Les tribus de l'Algérie sont déclarées propriétaires des territoires dont elles ont la jouissance permanente et traditionnelle. 
Lila écrit, Napoléon III fait figure de visionnaire, il envisage de créer un Royaume Arabe. 
Lila lit que Thomas-Ismaïl Urbain, conseiller de Napoléon III pour l'Algérie, est né en Guyane, converti à l’islam et époux d’une musulmane. 
Lila note, 1860, une partie des Européens spécule sur des terres enlevées aux musulmans au moyen de procédures de "cantonnement des tribus". 
Le Senatus Consulte de 1863 déclare les tribus d'Algérie propriétaires des terres dont elles ont la jouissance permanente et traditionnelle. 
Lila note encore, le Senatus Consulte de 1865 ouvre la citoyenneté française aux musulmans à condition qu'ils renoncent au statut coranique. 

Rachid écrit à Lila que ce n'est pas si simple. 
"L’article 2 du Senatus Consulte stipule que, les membres d’une même tribu seront répartis entre les douars auxquels se rattache la tribu". 
"L’unité tribale traditionnelle est remplacée par une organisation administrative dont le noyau devient le douar et non plus la tribu." 

Lila écrit, pour conserver l'Algérie, il y avait deux solutions, faire immigrer des Européens très nombreux ou se concilier les musulmans. 
1865. Napoléon III écrit à Mac Mahon que l'Algérie est "un royaume arabe, une colonie européenne, un camp français". 

Sara dit, les détails de la Guerre de Papier sont infinis, mais tout est simple quand on a compris qu'il s'agissait de créer la Domination. 

Lila continue de noter : Mac Mahon souhaitait 600 000 émigrés européens, or l'émigration en Algérie était alors très faible. 

La vieille Sara dit à Lila : ma petite, tu cherches les racines de notre exil, elles sont là, dans cette histoire d'avant même ma naissance. 
Elles sont là, exposées sur ces murs du Musée des Armées. 


(à suivre...) 
LB



90. La Juva4



Je me souviens de Pâques à Saint Démon où nous allions en Juva4. Seul le Père conduisait. Sara suivait sur la carte. Nous trois à l'arrière.
Le voyage était long et nous nous disputions pour ne pas "être sur la barre" du siège arrière.


Sara et le Père calculaient la durée du trajet en tenant compte d'une vitesse moyenne de 60 kilomètres-heure.
Le Père n'en perdait jamais une, pour tenter de nous intéresser à un de ses problèmes de mathématiques.

Les tournants donnaient la nausée surtout entre le Village des Asphodèles et la Ville Blanche.
Avez vous connu les Juva4?
Je me souviens, que la Juva4 était toute en rondeurs. Le tissu qui tapissait l'intérieur avait l'apparence du velours et le toucher rugueux.  
Il y avait le relief du logement de la roue de secours sur le haillon du coffre.
Nous nous arrêtions sur le bord des routes pour manger sur une vieille nappe posée au sol, ou assis sur le siège de la Juva portes ouvertes.
Pour le voyage, Sara avait préparé la Glacière que le Père avait installée dans le coffre avec les outils et la valise.

Je me demande combien devaient coûter ces engins. On les usait jusqu'à la corde. Pas question d'en changer tous les deux ans...
Quand nous nous arrêtions, des gens arrivaient, des enfants ou des vieux qui échangeaient avec Sara des salutations en arabe.
Pâques à Saint Démon rassemblait chaque année toute la famille, c'était comme une fête de l'Aïd el k'bir ou un Noël.
Chacun prenait la route et les chemins convergeaient vers la maison de Rachel et Samuel qui avaient fait les préparatifs.
Et puis Samuel est mort, et la Guerre a commencé à durer, Sara n'a plus voulu prendre la route avec les enfants.

(à suivre...)
LB






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