Suite de 61 à 70


61. Casseroles


Je me souviens de l'époque où ont commencé les concerts de casseroles.

Comment est-il possible d'associer deux mots tels que concert et casseroles ?

Il fallait se mettre aux fenêtres, dans une main une casserole qu'on tenait pas la queue et dans l'autre une cuillère que j'imagine de bois.

Je me souviens que les voisins scandaient un rythme 3-2, qui signifiait Algérie française.

Ce rythme trois deux répété à l'envie emplissait l'air et cassait les oreilles.

Nous attendions simplement que les voisins cessent pour pouvoir dormir et il n'était pas question de participer à ces cacophonies.

Le rythme trois brèves deux longues pouvait être obtenu avec des klaxons de voiture, ce qui n'était pas moins assourdissant.

Sara s'inquiétait que les voisins s'aperçoivent que nous ne participions pas aux concerts, et que nous ne pavoisions pas.

Je me souviens que pavoiser, c'était accrocher un drapeau bleu blanc rouge à la balustrade du balcon.

Un mot d'ordre arrivait et il aurait fallu pavoiser.

Comme les voisins pavoisaient, il aurait fallu les imiter. Ainsi, de proche en proche les balcons se couvraient de drapeaux tricolores.

Dans la Cité, chacun savait qui pavoisait et tapait les cinq coups sur les casseroles et qui s'abstenait.

Quand les plasticages ont commencé, il est devenu dangereux de ne pas participer aux concerts de casseroles ou de ne pas pavoiser.

Quand les plasticages ont commencé, Sara éteignait toutes les lumières les soirs de concert.

Un jour, Sara, défiant le Père, a cousu un tout petit drapeau tricolore pour le balcon de la chambre du fils. Était-ce dans l'automne 1960 ?


(à suivre...)


LB

62. Camus (3)


Je relis L'étranger dont je ne me souvenais que le ton, la voix d'indifférence comme un peu étonnée d'elle-même que Camus donne à Meursault.

(à suivre...)
LB

63. Lieux


Dans un pays, les lieux qu'on a habités sont comme des points névralgiques, ils se parent de sens, des odeurs et des couleurs du quotidien.

Je me souviens avoir vécu dans quatre appartements différents, deux étaient des logements de fonction.

Dans le Village des Asphodèles, l'appartement au premier étage, avait deux fenêtres qui donnaient sur la rue et deux sur la cour de l'école.

Dans le Hameau près de la mer, je me souviens d'une maison basse au toit en terrasse, de ses appartements jumeaux à côté de la petite école.

Je me souviens ensuite de l'appartement dans la Cité avec sa loggia, qui surplombait un terrain de tennis bâti au dessus d'un grand garage.

Et puis, il y a eu le départ soudain pour la Colonne, un immeuble blanc entouré d'arbres et de jardins, c'était en mars 1961.

Je vois aujourd'hui que le Père à la fois cédait à la partition orchestrée par les avancées de la Guerre et luttait contre elle en secret.

Le Père se tenait toujours au bord de sa chimère : préparer nos vies futures dans ce pays rendu aux principes de l'école de la République.

Le Père disait, certains de ceux qui se révoltent ont été nos élèves, nous les avons formés. Liberté, égalité, fraternité, rien de plus.

Le Père disait, nous pouvons nous entendre avec eux et eux avec nous, car cette fracture entre eux et nous n'est pas.

Je me souviens que la dernière année de la Guerre, nous avons fini par déménager dans un "quartier français", mais le Père espérait encore.

(à suivre...)

LB

64. Pierre

Je me souviens que dans le Village des Asphodèles, Pierre venait jouer dans la cour après le départ des élèves de l'école.

Je me souviens que Pierre a lavé l'ours en peluche à la fontaine, l'ours a perdu sa douceur duveteuse, sa peau est devenue une toile rêche.

Je me souviens que Sara n'était pas contente du tout.

Je me souviens des courses dans l'immense espace de la cour de l'école et que Pierre les gagnait.

Je me souviens de la jalousie quand Pierre préférait aller jouer avec la belle Hélène Bellucci.

Je me souviens que Pierre jouait à souffler dans les encriers et du jour où cela a fait des tâches sur la robe blanche.

Je me souviens que Pierre riait.

Je me souviens que Pierre avait de longs cils recourbés et que ses yeux brillaient.

Je ne me souviens pas du jour où Pierre est parti.

Je ne me souviens pas que nous nous soyons fait des adieux.

Je ne me souviens pas des larmes de Sara au départ de son frère pour la France.

(à suivre...)

LB

65. Rose


Sara se souvient que lorsque Jeanne est née, elle ne savait pas comment faire avec le bébé. 

Alors la mère de Pierre l'a aidée.

Sara se souvient que Pierre est né quatre jours avant Jeanne, la mère de Pierre donnait parfois de son lait à Jeanne.

Sara dit, Pierre est un cousin et un frère de lait.

Sara se souvient que sa mère était loin, restée à Saint Démon et que Rose, la mère de Pierre, l'aidait à être mère à son tour.

(à suivre...)

LB

66. Saint Démon


Je me souviens que les rues de Saint Démon étaient tracées au cordeau et qu'elles se coupaient à angle droit. Au centre, une petite église.

Lila dit à Jeanne, le village où est née Sara porte le nom d'un héros de la conquête qui a inventé la prime à la tête coupée.


Bachir m'écrit, les Saint Démon étaient nombreux.


Quand j'étais enfant en Kabylie, l'ogre était un de ces officiers et portait une carnassière dans laquelle il jetait ses prises.


(à suivre...)


LB

67. L'armée française


Je lis le prix Goncourt 2011, L'art français de la guerre.

Les souvenirs mènent tous à l'importance de l'armée française et de son histoire dans la Guerre d'Algérie. Cela ne devrait pas étonner.

La guerre, c'est bien l'affaire des armées.

Alors, je lis L'art français de la guerre, il tombe à pic. 

Déjà, page 12, cette phrase sobre, lapidaire me paraît juste sonner comme ces vérités pressenties qui n'ont pas trouvé leurs mots : "L'armée en France est un sujet qui fâche."

Page 21, il est question de chars et je me souviens du matin où un char, un tank, disait le Père, était garé devant l'immeuble de la Cité.

Je me souviens, comme le narrateur d'Alexis Jenni, de la Guerre du Golfe et de la rage devant les images de synthèse de la télévision.

Le mensonge des frappes chirurgicales, le mensonge de l'alliance de la chirurgie et de la guerre, la chirurgie c'est après, voilà la vérité.

Et p.24, le narrateur de Jenni, le remarque, l'écrit : Dans les guerres dissymétriques, les seules auxquelles l'Occident prend part, la proportion est toujours la même : pas moins de un à dix.

La question au bas de la page 36 : suffirait-il d'être français pour être concerné par ce que firent d'autres français ?

"Le silence après la guerre est toujours la guerre."

Elle s'apercevait qu'elle s'était tue longtemps croyant respirer l'air de la paix.

Le guerrier d'Alexis Jenni est artiste, il peignait, celui des Bienveillantes écrivait. L'art serait-il le lieu de la bonté des guerriers ?

C'est page 50 : "La mémoire n'a pas de début."

Page 51 : "Il y a dans un événement quelque chose que son récit ne résout pas."

Je me souviens que le tank était là massif, vert-beige bien visible dans les murs de la Cité, avec ses chenilles désaccordées d'avec la rue.

Je me souviens que la Radio parlait d'un putsch et que nous avons manqué un jour d'école.

Je me souviens que le Père est parti faire sa classe et qu'il disait que peut- être des enfants viendraient, il devait y être.

Je me souviens que Sara a allumé une veilleuse en plein jour et que nous avons attendu son retour.

(à suivre...)

LB


68. Lila


Le décret Crémieux, la loi de 1889 décrétant la naturalisation des étrangers chrétiens et le code de l'indigénat sont une seule politique.

Il fallait faire croire à la compatibilité de la République et de sa démocratie avec le système colonial antidémocratique, par essence même.

Le mensonge s'est poursuivi sans faiblir, ni faillir. Il est encore présent dans les récits séparés de nos histoires.

Dans le tissu du peuplement, les législateurs de l'état colonial tenaient des ciseaux invisibles de main de maître. L'armée n'y aurait pas suffi. 

La Guerre de papier agissait en profondeur, créait des fissures jusqu'au cœur des êtres, trompait et abusait.

La Guerre de papier créait pour chacun une seconde peau dont la couleur variait en ses nuances plus ou moins brune ou blanche.

Il n'est pas sûr que quelqu'un de précis l'ait décidé, mais l'idée de la conquête et du maintien nécessaire de la domination y menait droit.

Lila rédigeait ces lignes avec application, certaine que le jury l'approuverait : le temps avait passé, était venu le moment d'y voir clair.





Lila dit, écrire du point de vue des bourreaux est à la mode, on veut leur donner une présence, eux qui pour tuer s'ingénient à s'abstraire.

Les bourreaux eux-aussi sont dans la lumière aveuglante du présent, regarder le monde de leur point de vue ne montre que la banalité du mal.

Ils finissent par nous attendrir par leur humanité, les écrivains leur octroient un don pour l'art ou un amour ectopique ; le tour est joué.

Lila disait qu'elle étudierait la pensée qui sous tend les systèmes politiques et y situerait ensuite les histoires singulières.

Lila disait que la pensée politique est un être multiforme. Note : dire les pensées car elles sont comme ces trains qui en cachent d'autres.

Lila tentait de cerner le problème et Rachid lui disait qu'elle s'ingéniait à chercher les sources du pardon.




Lila disait, comment extirper le mal avec ses racines si on nie leur existence et qu'on ne regarde que ses fleurs.

Lila disait, couper les fleurs fanées ne suffit pas.

Lila savait que Jeanne évitait un des aspects du problème, mais tournait autour sans fin.







Lila écrivit : en revenir à l'histoire de Samuel, à sa légende, enquêter, se documenter.


(à suivre...)

LB    

69. Travailler


Je me souviens que Sara a pu commencer à travailler à domicile quand elle a eu une machine à coudre électrique qui savait faire des zig zags.

À l'étage au dessous, madame Santillon fabriquait des rideaux, des couvre lits et des housses dans les tissus épais dits d'ameublement.

Sara disait que la machine à pédale n'y suffisait pas, il a fallu convaincre le Père, cela a pris des mois.

Un jour, au lieu du bercement et de la danse des mains et des jambes de Sara, au lieu du métronome de la machine, il y eut un vrombissement. 

Une seule pédale, comme un accélérateur, des mètres et des mètres de couture droite, l'emballement de l'aiguille, le fil qui cassait net.

Sara avait gagné la marche arrière qui avec le zig zag évitait les minutieux points d'arrêt à l'aiguille.

Sara disait qu'elle voulait elle aussi gagner de l'argent et qu'elle aurait bien voulu avoir un salaire.

Le Père disait, péremptoire, tu te fais exploiter.

Ils se disputaient, colère du Père, Sara mettait une porte cadenassée entre elle et lui. Je me souviens que parfois, elle pleurait.

Je me souviens que Sara à bout d'arguments tirait la targette de la salle de bains et attendait que le Père parte pour l'école.

Ensuite Sara disait, "travaillez à l'école, comme ça, vous n'aurez pas à faire la vaisselle". C'était avant l'ère des robots ménagers.

(à suivre...)

LB

70. Indépendance


Je me souviens avoir pensé que notre départ avait été le prix à payer pour la justice retrouvée.

Je me souviens que c'était, avec les voix de Yupanqui et de Taos Amrouche, une de ces idées consolatrices d’enfance.

Nous étions partis par erreur, mais la cause pour laquelle nous avions été amenés à le faire était juste.

Je me souviens avoir pensé cela jusqu'au jour de ma rencontre avec Hocine.

Je me souviens avoir compris tout à coup que voir son pays se vider ainsi d'une partie de ses habitants avait été aussi une douleur.

Je me souviens avoir senti que nous avions vécu l'exil, pendant que ceux qui restaient, avaient vécu quelque chose qui ressemblait à un abandon.

(à suivre...)

LB

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

écrivez moi :