jeudi 1 mars 2012

33. Torture


Dans le livre, on ne lit pas le mot Torture, celui qu'un jour le Père a prononcé tout bas.

En prononçant les phrases où se trouvait le mot Torture, le Père eut cette légère inflexion de la voix qui donne l'ordre de ne pas entendre.

Dans le livre aussi, le mot est tu, seul un récit qui se conclue par "Tuez-le, il ne parlera pas." C'est à la page 104 du Tombeau.

Dans la Cité, un garage immense abrité sous le terrain de tennis, astuce d'architecte. Les voitures à l'abri, une place pour chacun.

Un jour, l'armée réquisitionne une partie du garage, des paras s'y installent. Presque toutes les voitures sont dehors.

Pouillon a conçu la Cité en rupture avec la mode du béton. Il y a des cours entourées de claustras au rez de chaussée, des murs de pierre.

Seul le garage est en béton. La surface verte du terrain de tennis est devant les fenêtres, Sara s'en souvient. 

Maintenant, les bérets rouges sont nos voisins. Maintenant, ils regardent la télévision à travers les claustras.

La dame du rez de chaussée accueille tout le monde, Jean Gabin et Michèle Morgan s'embrassent en noir et blanc.

Tout l'immeuble et Lahman, l'amant. Elle ouvre la fenêtre pour les paras. 

Ils sont debout, les yeux à hauteur de nos têtes. Poussez vous.

Un soir, le Père raconte, sa voiture encore garée là, la boite à outil disparue et une batterie. Il voulait porter plainte, réclamer.

Et puis, il a compris qu'il ne valait mieux pas, il a compris qu'il avait intérêt à sortir de là et fissa.

C'est là qu'il a dit le mot "torture". Il supposait qu'on torturait tout au fond du garage, sous le terrain de tennis, là, juste à côté.

Après ça, (le hasard?) plus de télévision. Les films n'étaient pas de notre âge, disait Sara et les dessins animés non plus.

Dans la Cité, plus personne n'avait accès au garage.

(à suivre...)

LB

32. Eclats et bribes


Nedjma se souvient qu'elle habitait la ferme Germain, les soldats arrivaient, elle et ses frères se mettaient à trembler, les uniformes, les armes immenses. 

Les soldats leur souriaient et leur parlaient, ils voulaient leur offrir des bonbons, Nedjma tremblait toujours. 

Françaouia : "Les Françaouia frappent le torse nu de ton père avec leur crosse." C'est page 79 du livre.

À Belleville, on disait "Gaulois". 

Dans le livre, encore des mots, embuscades, supplétifs encore, maquisards, otages, sentinelles, mirador, treillis, napalm, maison bombardée.

Les mots de la Guerre emplissent les têtes des enfants, s'y installent, y nichent durablement, sont pierres de mémoire - énigmes et secrets. 

Les mots de la Guerre sont gorgés des émotions de l'enfance, en ce temps de soumission heureuse à l'état du monde tel qu'il vous est donné.

Dans les livres, aussi, les mots cachés, tus, revêtus, alors, de tenues de camouflage. Enfumer, "les soldats les enfument dans les grottes".

(à suivre...)

LB