Suite de 51 à 60


51. Exils


L'exil arrête le temps, ouvre une parenthèse, fige le lieu abandonné à l'instant du départ, le tient muet dans la glace ardente du souvenir.
Pour ceux qui restent le temps est un fil sur lequel ils ont continué leur marche tranquille, sans chute, ni saccades.

Pour ceux qui restent, les lieux coulent des jours sans surprise, qui se succèdent un à un dans la continuité du temps.
L'exilé attend que son retour, ou une parole, referme la parenthèse qui un jour, s'était ouverte comme la bouche dévorante du vieux Chronos.
Ceux qui sont restés, ont continué à peupler les lieux de leur quotidien, les ont fait vivre, au rythme de leur vie, heureuse ou malheureuse
Leurs lieux sont restés vivants de leur vie même.

Les exilés voient les lieux du souvenir devenir comme leurs mots des tombeaux.

(à suivre...)
LB

52. Les morts


Je me souviens d'avoir entendu parler des morts mais d'en avoir peu vus. 

Cela aussi devait être inégal. 

Outre les récits de mort que faisait quotidiennement la Radio, il y avait les morts qu'on connaissait ou que quelqu'un qu'on connaissait, connaissait.
Il y avait les morts dont quelqu'un qu'on connaissait avait entendu parler.
Il y avait les morts que quelqu'un qu'on connaissait avait vu. 


Le Père et Sara évitaient de faire ces récits devant les enfants. 
Mais comment se surveiller tout le temps ?  
Comment surveiller chacune de ses paroles ?

Il y a eu l'homme abattu derrière l'immeuble de la Cité près de la station service.

Il y avait Ali chez qui Sara allait, de préférence, acheter ses légumes qui un jour n'était plus à son étal.

Il y a eu un cousin lointain enlevé parce qu'il avait traversé la Casbah.

Il y a eu un homme dont le corps avait été pendu à un filin posé en travers d'une rue de Bab el Oued.

La mort, d'abord, avait semblé rester à distance grâce aux déplacements vers la ville ou un peu à cause de l'inégalité ou un peu par chance.

Car il y avait aussi les attentats auxquels on avait échappé.

On aurait pu être là comme ceux qui étaient morts mais on n'y était pas.

A la fin, la mort a tenté de s'approcher inexorablement.  

C'est en parlant avec Bachir que j'ai compris que lui avait vu les morts que mes yeux n'ont pas vus.

(à suivre...)
LB

53. Le village de Sara


Lila dit, sais-tu, le village où est né Sara semblait porter le nom d'un saint, mais c'était un diable au nom de saint.

(à suivre...)
LB 

54. L'instituteur


L'instituteur était le haut lieu des contraires, le point culminant de la contradiction insoluble. Cependant, le Père essayait.

Sa classe lui semblait une île protégée de la Guerre qui ne disait pas son nom. En vérité, elle était le coeur même de son combat. 

Dans le Village du Bord de Mer, il voyait chaque matin les enfants arriver, et remplir la classe.

Il devait apprendre à lire à des enfants de sept ans qui ne parlaient pas la langue qu'ils devaient lire, lui, ignorant leur langue. 

Le Père admirait Sara autant qu'il l'aimait, il l'admirait de parler la langue que parlait les enfants de la classe, et l'enviait en secret.

(à suivre...)
LB 

55. La communion


Je me souviens qu'au mois juin, parfois une petite fille entrait dans la classe vêtue d'une robe de dentelle blanche semblable à une mariée.

Elle avançait dans le silence qui, soudain, se faisait, jusqu'au bureau de la maîtresse qui l'embrassait.


La petite fille donnait les dragées à la maîtresse qui l'embrassait une deuxième fois et la reconduisait à la porte, solennellement.


C'était le mois des communions solennelles. On aurait cru une cérémonie, un peu de religion entrait dans le temple de la laïcité.


Personne ne s'en offusquait, et j'en étais quitte pour éprouver quelques minutes de jalousie dont je ne savais que faire.


(à suivre...)
LB

56. Camus (2)


Jeanne lisait d'Albert Camus, "Le premier homme" et les phrases s'enroulaient des souvenirs l'un dans l'autre emmêlés. Jeanne voyait bien qu'il ne s'agissait ni de l'histoire du Père, ni de celle de Sara.
Albert Camus était-il comme Cormery, le héros, fils d'un de ces conquérants dépenaillés et fugitifs qui échappaient aux prisons de l'Empire.
Albert Camus était-il comme Cormery fils d'une fille de ces familles mahonaises embrigadées pour créer un peuplement "français" en Algérie.
Voilà ce que l'école de la République cachait à chacun et voilà comment ce secret créait en chacun la Légende du Premier Homme.


Le Père disait, il y a la Guerre des armes et la Guerre de papier.

Jacques Cormery, l'enfant héros du Premier homme est pupille de la nation, pour avoir perdu son père pendant la guerre de 14-18.

Pupille de la nation, comme devait l'être Camus et comme l'était le cousin du Père, qui ainsi avait pu devenir médecin.

Je me souviens de cette expression pupille de la nation : elle menait à l'idée que, pour une mère, son enfant était la prunelle de ses yeux.

(à suivre...)
LB 

57. Accouchements


Je lis dans "Le premier homme", les mots rue Bab Azoun.
Sara dit qu'elle a accouché de tous ses enfants à la clinique de la rue Bab Azoun.

La rue Bab Azoun est une des rares rues qui portait un nom en langue arabe. Autrement, il y avait Bab el oued, la porte de la rivière.
Une clinique au nom de porte disait Sara, c'est bien pour accoucher.
En réalité, Sara était terrifiée à l'idée d'accoucher et de souffrir en accouchant.
Sara était effrayée par tout ce qui touchait au corps et à la nudité.
Sara venait du Village des Asphodèles, pour accoucher dans cette Clinique de la rue Bab Azoun où exerçait le Cousin du Père.
Elle s'y sentait en sécurité et ils feraient une anesthésie générale légère au moment du passage de l'enfant par la porte de la vie.
Sara ne disait à personne que c'était pour ne pas avoir à supporter de voir qu'on la vit en sa nudité.
Sara ainsi s'absentait au moment précis de la naissance de ses enfants.

(à suivre...)
LB

58. Anciens Moudjahidins


Les écrans abolissent les frontières de l'espace et du temps.

Canal Algérie 20 février 2012. Frères d'armes. Six hommes âgés se retrouvent et racontent filmés par Tayeb Yezine. Deux femmes très âgées aussi parlent de la torture.
Tout semble  filmé dans "l'intèrieur". Un homme parle ou une des deux femmes, en arrière plan le paysage de la campagne algérienne ou le mur d'une maison de village.
Notes.
Ils enlevaient les tuiles de nos maisons si on ne payait pas les impôts.
On payait des impôts pour tout, une chèvre, et même pour le chien qui gardait la maison, même le chien...
Malgré mon statut de français, ils ont dit que ce travail était interdit aux algériens.
Le caïd était au service de l'administration française, il se prenait pour un roi.
On ne pouvait pas circuler librement, il fallait un laisser passer et le présenter à l'aller et au retour.
J'avais 14 ans, j'entendais mon beau frère parler de la révolution. J'ai commencé à militer à 14 ans.
Je devais aller chercher des vêtements militaires chez le tailleur. Sur un pont, je me suis trouvé en pleine bataille. On militait en secret. La révolution s'est faite dans le secret.
Le chef de l'organisation est mort. Un colonel est arrivé, il a coupé sa tête et l'a emportée.
Ils nous tiraient dessus avec des mortiers, une fois qu'ils ont tout détruit, ils se sont retirés.
Ils t'attachaient par les pieds, la tête dans l'eau et quand tu étais prête à dénoncer tu levais la main, ils te retiraient.
Ils torturaient les hommes et nous les femmes, on devait regarder.
On coupait les routes en faisant sauter des bombes.Le lendemain dans le journal, on parlait de "fauteurs de troubles".
J'ai passé treize mois en prison.
Les moudjahidins venaient manger chez nous en civil, et les villageois devaient ignorer qu'ils étaient maquisards.
(à suivre...)
LB

59. Le repas des ogres


Je me souviens que Sara nous faisait dîner d'un café au lait avec des tartines quand le Père s'absentait pour une soirée.
C’était très rare.
Je me souviens que c’était comme une fête et que Sara était contente de n’avoir pas, ce jour là, à faire un vrai repas.
Je me souviens qu'avant de partir pour l'école, le petit déjeuner était le même café au lait avec des tartines que Sara nous regardait manger.
Je me souviens que Sara disait, c'est le repas des ogres.
C’était des soirs qui ressemblaient aux matins.

Il y avait des rires en l’absence du Père. On disait, quand le chat n’est pas là…

Et puis, un soir, Sara a allumé une veilleuse avant son départ.
La cérémonie de l’uniforme a commencé. Et même si le Père tournait tout cela en ridicule, on riait moins.

(à suivre...)
LB

60. La kermesse


Je me souviens d'une kermesse à Marengo où j'avais gagné une poupée toute habillée de rouge avec un capuchon rouge aussi.

J’appris que c’était le petit chaperon rouge.

Madame Rolin et ses enfants nous accompagnaient, je me souviens que l’atmosphère était un peu étrange comme toutes les fois que nous sortions avec des français de France.

Sara était un peu différente, elle ne parlait pas tout à fait comme d’habitude.

C’était presque imperceptible, mais je me souviens que je le sentais.

Je me souviens qu'à cette kermesse, un enfant que le forain appelait Michel n'était qu'une tête posée sur la table et n'avait plus de corps.

L’homme lui ordonnait d’ouvrir et de fermer les yeux et la tête de l’enfant le faisait.

C’était la preuve qu’il était bien vivant et pas seulement une marionnette.

J’étais fascinée et j’avais peur. Madame Rolin a dit que c’était un jeu de miroir.

Sara m’a prise par le bras pour que nous allions un peu plus loin, comme si cela lui avait fait peur à elle aussi.

(à suivre...)

LB

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