jeudi 15 mars 2012

64. Pierre

Je me souviens que dans le Village des Asphodèles, Pierre venait jouer dans la cour après le départ des élèves de l'école.

Je me souviens que Pierre a lavé l'ours en peluche à la fontaine, l'ours a perdu sa douceur duveteuse, sa peau est devenue une toile rêche.

Je me souviens que Sara n'était pas contente du tout.

Je me souviens des courses dans l'immense espace de la cour de l'école et que Pierre les gagnait.

Je me souviens de la jalousie quand Pierre préférait aller jouer avec la belle Hélène Bellucci.

Je me souviens que Pierre jouait à souffler dans les encriers et du jour où cela a fait des tâches sur la robe blanche.

Je me souviens que Pierre riait.

Je me souviens que Pierre avait de longs cils recourbés et que ses yeux brillaient.

Je ne me souviens pas du jour où Pierre est parti.

Je ne me souviens pas que nous nous soyons fait des adieux.

Je ne me souviens pas des larmes de Sara au départ de son frère pour la France.

(à suivre...)

LB

63. Lieux


Dans un pays, les lieux qu'on a habités sont comme des points névralgiques, ils se parent de sens, des odeurs et des couleurs du quotidien.

Je me souviens avoir vécu dans quatre appartements différents, deux étaient des logements de fonction.

Dans le Village des Asphodèles, l'appartement au premier étage, avait deux fenêtres qui donnaient sur la rue et deux sur la cour de l'école.

Dans le Hameau près de la mer, je me souviens d'une maison basse au toit en terrasse, de ses appartements jumeaux à côté de la petite école.

Je me souviens ensuite de l'appartement dans la Cité avec sa loggia, qui surplombait un terrain de tennis bâti au dessus d'un grand garage.

Et puis, il y a eu le départ soudain pour la Colonne, un immeuble blanc entouré d'arbres et de jardins, c'était en mars 1961.

Je vois aujourd'hui que le Père à la fois cédait à la partition orchestrée par les avancées de la Guerre et luttait contre elle en secret.

Le Père se tenait toujours au bord de sa chimère : préparer nos vies futures dans ce pays rendu aux principes de l'école de la République.

Le Père disait, certains de ceux qui se révoltent ont été nos élèves, nous les avons formés. Liberté, égalité, fraternité, rien de plus.

Le Père disait, nous pouvons nous entendre avec eux et eux avec nous, car cette fracture entre eux et nous n'est pas.

Je me souviens que la dernière année de la Guerre, nous avons fini par déménager dans un "quartier français", mais le Père espérait encore.

(à suivre...)

LB

62. Camus (3)


Je relis L'étranger dont je ne me souvenais que le ton, la voix d'indifférence comme un peu étonnée d'elle-même que Camus donne à Meursault.

(à suivre...)
LB

61. Casseroles


Je me souviens de l'époque où ont commencé les concerts de casseroles.

Comment est-il possible d'associer deux mots tels que concert et casseroles ?

Il fallait se mettre aux fenêtres, dans une main une casserole qu'on tenait pas la queue et dans l'autre une cuillère que j'imagine de bois.

Je me souviens que les voisins scandaient un rythme 3-2, qui signifiait Algérie française.

Ce rythme trois deux répété à l'envie emplissait l'air et cassait les oreilles.

Nous attendions simplement que les voisins cessent pour pouvoir dormir et il n'était pas question de participer à ces cacophonies.

Le rythme trois brèves deux longues pouvait être obtenu avec des klaxons de voiture, ce qui n'était pas moins assourdissant.

Sara s'inquiétait que les voisins s'aperçoivent que nous ne participions pas aux concerts, et que nous ne pavoisions pas.

Je me souviens que pavoiser, c'était accrocher un drapeau bleu blanc rouge à la balustrade du balcon.

Un mot d'ordre arrivait et il aurait fallu pavoiser.

Comme les voisins pavoisaient, il aurait fallu les imiter. Ainsi, de proche en proche les balcons se couvraient de drapeaux tricolores.

Dans la Cité, chacun savait qui pavoisait et tapait les cinq coups sur les casseroles et qui s'abstenait.

Quand les plasticages ont commencé, il est devenu dangereux de ne pas participer aux concerts de casseroles ou de ne pas pavoiser.

Quand les plasticages ont commencé, Sara éteignait toutes les lumières les soirs de concert.

Un jour, Sara, défiant le Père, a cousu un tout petit drapeau tricolore pour le balcon de la chambre du fils. Était-ce dans l'automne 1960 ?


(à suivre...)


LB