dimanche 17 juin 2012

94. Wilfrid M.


Je me souviens de Wilfrid M., l'ami de longue date.
Wilfrid M. avait de l'argent, il avait plus d'argent que le Père. Cela se voyait parce qu'avec lui, nous allions à Sidi Ferruch.
Le restaurant de Sidi Ferruch était perché sur une falaise et, de ses fenêtres, la magnificence de la Mediterranée.
Nous restions tard le soir à voir arriver des grillades : sardines, rougets, crevettes, merguez, brochettes d'agneau. Et, moules marinières. 
À la fin, la note apparaissait et Wilfrid M. allait régler, lui seul, l'addition. C'était Byzance.
Cela n'était pas fréquent, une fois ou deux l'an, peut-être. Mais, c'est inoubliable, comme une sortie dans un monde inconnu. 
Sara refusait d'avaler la moindre moule ou crevette, au motif que ces animaux se régalent de cadavres. Un précepte religieux.
Le Père ne rechignait pas à transgresser la loi du rituel et se régalait. Nous dévorions les brochettes en léchant nos doigts.

L'amitié entre le Père et Wilfrid M. était incongrue, il a fallu des années pour en apprendre l'archéologie.

Je me souviens que nous allions rendre visite à la famille de Wilfrid M. dans la basse Casbah, du côté de la rue de la Lyre.

Ils avaient un fils qui possédait toute une collection d'albums de Mickey en volumes. Lecture que le Père ne favorisait pas du tout. 
La femme de Wilfrid était une chrétienne venue de France, et convertie par amour. Enjouée, cheveux blonds décolorés, elle fumait sans arrêt.

Madame M. parlait aux enfants d'égal à égal, elle nous considérait comme des interlocuteurs valables. Je l'aimais et j'aimais sa présence.

La maison des M. avait une atmosphère étrange, Ali entrait et sortait, il semblait l'homme de confiance de Madame.
L'appartement des M. était au premier dans l'immeuble, tout petit et encombré, modeste finalement, mais interdiction de monter dans les étages.
Interdit aussi de stationner sur le palier.
Le lien entre le Père et Wilfrid M. était profond mais semblait incongru. Hors mis leur religion, et leur manière cavalière de la pratiquer, ils avaient peu en commun.
Le Père disait que Wilfrid M. avait été son compagnon de chambrée dans une ville du Sud où tout jeune, on l'avait envoyé. 
Difficile de savoir s'il s'agissait d'un casernement ordinaire ou d'un de ces camps du Sud où furent parqués les juifs devenus "indigènes". 
Dire des juifs qu'ils étaient devenus "indigènes" semblait vouloir dire qu'auparavant ils ne l'étaient pas, or, ils l'étaient bel et bien. 
En réalité, en 1940, ils avaient été déchus de la nationalité française par l'Etat colonial augmenté des lois raciales du pétainisme.
Pour discriminer les juifs, l'Etat colonial sous Pétain, ne devait pas chercher loin, il suffisait de leur appliquer le Code de l'indigénat. 
Le Père disait, vois, pour discriminer les juifs, il suffisait de leur appliquer la loi qui régissait l'ordinaire des musulmans d'Algérie. 
Le Père disait, j'avais vingt ans, j'étais le plus jeune et les autres me protégeaient, surtout Wilfrid qui, de fait, s'appelait Léon.
Le Père disait, pour acclimater en Algérie les lois raciales du pétainisme, l'Etat appliquait aux juifs les lois raciales du colonialisme.
Le Père disait, c'était simple. 

(à suivre...)
LB