Suite de 31 à 40


31. Mémoires métisses

Ils nous lancent des mots dans l'espoir que nous nous battrons comme font les chiens pour un os à ronger. C'est déjà ainsi qu'ils faisaient.

Les mêmes ficelles, les mêmes cordes usées, les gens dans le monde se rangent, à leur insu, en ordre de bataille, en vue du prochain combat.

La mémoire n'est pas un tombeau.

Les souvenirs s'échangent, vivent, s'envolent, les vôtres métissent les miens au mépris de leurs guerres. 

Elle disait, j'écris pour les enfants de nos enfants, car la mémoire n'est pas un tombeau. Ils y verront plus clair que nous.

(à suivre...)

LB


32. Eclats et bribes


Nedjma se souvient qu'elle habitait la ferme Germain, les soldats arrivaient, elle et ses frères se mettaient à trembler, les uniformes, les armes immenses. 

Les soldats leur souriaient et leur parlaient, ils voulaient leur offrir des bonbons, Nedjma tremblait toujours. 

Françaouia : "Les Françaouia frappent le torse nu de ton père avec leur crosse." C'est page 79 du livre.

À Belleville, on disait "Gaulois". 

Dans le livre, encore des mots, embuscades, supplétifs encore, maquisards, otages, sentinelles, mirador, treillis, napalm, maison bombardée.

Les mots de la Guerre emplissent les têtes des enfants, s'y installent, y nichent durablement, sont pierres de mémoire - énigmes et secrets. 

Les mots de la Guerre sont gorgés des émotions de l'enfance, en ce temps de soumission heureuse à l'état du monde tel qu'il vous est donné.

Dans les livres, aussi, les mots cachés, tus, revêtus, alors, de tenues de camouflage. Enfumer, "les soldats les enfument dans les grottes".

(à suivre...)

LB


33. Torture


Dans le livre, on ne lit pas le mot Torture, celui qu'un jour le Père a prononcé tout bas.

En prononçant les phrases où se trouvait le mot Torture, le Père eut cette légère inflexion de la voix qui donne l'ordre de ne pas entendre.

Dans le livre aussi, le mot est tu, seul un récit qui se conclue par "Tuez-le, il ne parlera pas." C'est à la page 104 du Tombeau.

Dans la Cité, un garage immense abrité sous le terrain de tennis, astuce d'architecte. Les voitures à l'abri, une place pour chacun.

Un jour, l'armée réquisitionne une partie du garage, des paras s'y installent. Presque toutes les voitures sont dehors.

Pouillon a conçu la Cité en rupture avec la mode du béton. Il y a des cours entourées de claustras au rez de chaussée, des murs de pierre.

Seul le garage est en béton. La surface verte du terrain de tennis est devant les fenêtres, Sara s'en souvient. 

Maintenant, les bérets rouges sont nos voisins. Maintenant, ils regardent la télévision à travers les claustras.

La dame du rez de chaussée accueille tout le monde, Jean Gabin et Michèle Morgan s'embrassent en noir et blanc.

Tout l'immeuble et Lahman, l'amant. Elle ouvre la fenêtre pour les paras. 

Ils sont debout, les yeux à hauteur de nos têtes. Poussez vous.

Un soir, le Père raconte, sa voiture encore garée là, la boite à outil disparue et une batterie. Il voulait porter plainte, réclamer.

Et puis, il a compris qu'il ne valait mieux pas, il a compris qu'il avait intérêt à sortir de là et fissa.

C'est là qu'il a dit le mot "torture". Il supposait qu'on torturait tout au fond du garage, sous le terrain de tennis, là, juste à côté.

Après ça, (le hasard?) plus de télévision. Les films n'étaient pas de notre âge, disait Sara et les dessins animés non plus.

Dans la Cité, plus personne n'avait accès au garage.

(à suivre...)

LB


La mémoire est comme une eau dormante qu'une pierre lancée réveille.

Proust avait son morceau de madeleine mélé au goût du thé tiède ; pour moi, ce sont des mots.

Pendant longtemps, les mots gisaient dans les livres, ou dans des cartes de géographie.  

Ouvrir le livre, déplier la carte suffisait au geyser des souvenirs. 

Les mots s'habillaient de la voix forte du Père ou de celle de Sara.

La Toile est là maintenant avec ses images à foison, mais ce ne sont pas les images qui cernent les secrets des souvenirs. 

Ce sont les mots qui nomment les lieux qui revivent, à croire que rien n'a jamais lieu que le lieu.

(à suivre...)

LB

35. Le souvenir de Saïd


Saïd m'écrit enfin. Il m'avait raconté une histoire d'enfance que j'avais retenue à moitié. 

Oui, il voulait bien me la dire une fois encore. Il se souvient.

Tout s'est passé dans ce bâtiment en bord de mer qui ressemble aujourd'hui à un château hanté.

L'histoire que je t'avais racontée est simple. Elle a eu lieu en 1960, j'étais à l'école primaire des Deux Moulins. 

Saïd me dit, j'avais été premier de la classe toute l'année, j'avais été reçu au certificat d'études avec de très bonnes notes.

La municipalité d'Alger m'avait offert un voyage en France, un séjour en colonie de vacances. La récompense ! J'y suis allé bien sûr. 

Mais, à la rentrée, je me suis vu orienté vers une école de menuiserie sur les hauteurs de la Ville.

J'aurais dû rejoindre la 5ème au Collège du Cap des Pêcheurs, souvenir de cette blessure, j'avais onze ans. 

Il a fallu les tractations de ma mère, le soutien de mon instituteur qui m'aimait bien, pour que je rejoigne enfin le Collège. 

J'étais en retard sur la rentrée.

Said continue, il raconte encore. Après deux mois, nous étions en 1961, et l'OAS a déclaré sa guerre contre les civils.

Beaucoup de mes camarades algériens et leurs familles ont été assassinés.

C'est grâce à une française que j'appelais Madame Ouvrard ( je lui dois bien de te dire son nom ) et à mon beau père que ma famille a pu échapper au massacre. 

Nous avons fui de nuit par le chemin des collines pour rejoindre les quartiers arabes. 

Voilà mon souvenir, me dit Saïd.

(à suivre...)

LB


36. Le code de l'indigénat (2)

Je tente de me repérer dans les arcanes du code de l'indigénat. J'y passe des heures, autant d'heures que celles des dimanches de l'enfance. 

Je lis tout ce que je trouve, et tout est là, au jour le jour. 

Les dates exactes, les lois votées à l'assemblée nationale, les désaccords entre Napoléon III et la République, entre Ferry et Clemenceau.

Le code de l'indigénat était une monstruosité que l'état français n'a jamais voulu lacher complètement, même après 1945.

(à suivre...)

LB

37. Belleville (2)



A Belleville, je me souviens des algériens face au mur les mains en l'air, fouillés par la police. Ca rappellait l'occupation à mes parents.

(à suivre...)

LB


38. Foyer rural



Elle se souvient du poste de radio de marque Ducrétet-Thomson qui, dans sa boîte de bois précieux, semblait un instrument de musique ancien. 

Elle se souvient que le Père l'a jeté à terre un jour de colère. C'était avant la Guerre. 

Il l'a soulevé, l'a porté au dessus de sa tête et l'a lâché. Le fil branché a entrainé la prise. La musique s'est tue et le choc au sol. 

Le Père éclatait dans de violentes colères et Sara s'enfermait pour pleurer. Puis le calme revenait. Ils allaient au Foyer rural. 

Qui se souvient encore des Foyers ruraux ?

Les Foyers Ruraux sont nés en France avec le Front populaire, foisonnement généreux d'avant guerre, la guerre, celle qui disait son nom.

Jean dit qu'ils ont été exportés tels quels ou presque en Algérie.

Elle se souvient, elle avait vu le Père au théâtre, il jouait Topaze, un instituteur, qui, par amour corrigeait les copies de sa collègue. 

Une salle du Foyer Rural, les bancs alignés, elle, au premier rang, et ce moment où la collègue osait donner au Père un coup de parapluie.

Le Père parlait sur la scène, de sa voix forte, celle qui portait, celle qui couvrait les rumeurs des élèves et savait faire cesser les rires.

(à suivre...)

LB

39. La calèche


Je me souviens être allée en calèche à l'école, la banquette de bois était au dessus de ma tête et il fallait me hisser.

Je me souviens de la haie d'eucalyptus qui bruissait le long de la route qui passait devant les appartements de fonction.

Je me souviens que quelques mètres seulement séparaient les deux petites maisons jumelles et la cour de l'école du Père.

Je me souviens que, là, était un talus couvert d'herbes hautes, derrière les maisons jumelles un champ, devant les eucalyptus et leur odeur. 

La calèche passait à huit heures, il ne fallait pas la rater.

Tout était calme, la Guerre n'avait pas encore commencé. La peur n'empoisonnait pas l'air que nous respirions.

Lakhdar conduisait le cheval et nous nous arrêtions pour cueillir un autre enfant et le hisser, puis nous repartions. 

Les deux filles de la ferme voisine, la Petite Soeur, moi et l'autre enfant hissé au passage, Lakhdar, les arbres passaient au dessus de nos têtes.

(à suivre...)

LB

40. La neige


Je me souviens du jour de neige dans le Village des Asphodèles. Ma première neige d'enfance. Il y en eut peu d'autres. 

Les talus de part et d'autres de la petite route qui mène à l'école, collines à gravir, obstacles devant la porte. La neige change le monde.

Sara avait pris le petit burnous offert pour mes trois ans, avait passé ma tête dans l'échancrure et rabattu la capuche sur ma tête.

Je me souviens que nous étions sorties vaillamment dans l'enchantement blanc. 

À Alger, il ne fut plus question de neige sauf quand la Radio parlait de la neige en France.

Alors, Sara disait, ne croyez pas, chez moi, quand j'étais petite, il pouvait faire très froid l'hiver, il arrivait même qu'il neige. 

Je me souviens que Sara disait, chez moi, à l'intérieur, ou dans l'intérieur. Elle disait, dans l'intérieur, il fait beaucoup plus froid. 

Je me souviens que Sara ne savait pas nager.

(à suivre...)

LB


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