dimanche 22 avril 2012

81. Le visage de Ben Bella

Je me souviens de Ben Bella, et d'abord de son nom qu'il aurait fallu prononcer, en doublant la lettre l d'un léger enroulement de la langue. 
Je me souviens du nom de Ben Bella qui était prononcé Bene Béla en détachant bien les syllabes avec l'accent appuyé sur le a. 
Je me souviens qu'on disait à propos de Ben Bella "terroriste","hors la loi" ou "rebelle" mais pas "fellagha" ni "embuscades".
Je me souviens des images de Ben Bella et ses compagnons, les deux mains tenues devant eux, menottées.
Je me souviens que, ce jour là, Ben Bella a eu un visage et un corps et que j'ai bien vu qu'il ressemblait aux frères de Sara.


Lila dit, ce détournement de l'avion, transportant Ben Bella et le GPRA, a été un tournant fatal de cette Guerre absurde et perdue d'avance. 
Lila dit, c'était seulement deux ans après le déclenchement de la lutte armée, et la Guerre allait encore durer six ans.


Lila dit, c'est à ce moment que tout se noue, que le futur s'annonce, le Journal s'amuse et titre "un Coup de Théâtre". 
Lila dit, les négociations avaient commencé, l'arrestation de Ben Bella est le moment de la prise de pouvoir du militaire sur le politique. 
Lila dit, après le détournement de l'avion, coups fourrés et coups d'état se succèdent, mensonges au zénith, le Théâtre des combats s'étend. 
Lila dit, on en revient toujours à cette Guerre de Papier : comment donc négocier avec des êtres qu'on considère comme inférieurs en droit ? 
Lila dit, la Guerre de Papier était le nerf de la Guerre, son coeur, le point névralgique des malheurs. Ses crimes précédaient les meurtres. 
Les crimes de Sang ont été remplacés par les crimes de Papier et les crimes de Papier ont fini en crimes de Sang.

(à suivre...)
LB

80. Le Lycée

Je me souviens du Lycée, je me souviens de la vue sur la ville et la mer au loin.


Je me souviens que le bâtiment central ouvrait sur un patio, et dans le patio un escalier monumental.


Je me souviens que les élèves entraient en rang par deux, traversaient le patio et s'engageaient dans l'escalier.


Je me souviens des coursives qui ouvraient sur les classes et que, de leurs balcons, on suivait des yeux les élèves jusqu'à la porte de leur classe.


Je me souviens que c'était comme un ballet presque silencieux orchestré par la surveillante générale.


Je me souviens qu'au fond de la grande cour, il y avait un petit pavillon avec un dôme et que c'était la classe de musique.


Je me souviens des pins parasols et des chenilles processionnaires qui les quittaient au printemps.

Je me souviens des créneaux qui bordaient la cour et que j'y ai passé tant de temps à contempler la ville qui descendait vers la mer.

Je me souviens des terrains de sport étagés à flan de colline et que nous courrions sur les murets et que nous jouions au ballon prisonnier.

Je me souviens que Sara et le Père nous pensaient là en sécurité, jusqu'à l'explosion de la bombe du rectorat.

Je me souviens que les hélicoptères tournaient dans le ciel et que c'était le putsch des généraux, on disait "le putsch".

Je pensais que le mot "putsch" ressemblait à "strounga" et à ces onomatopées des bulles des bandes dessinées que le Père réprouvait.

Je me souviens de l'hélicoptère et d'avoir entendu une élève dire, il faut s'asseoir dans la cour et dessiner OAS, ils nous verront du ciel.

Je me souviens qu'elles se sont toutes assises formant les trois lettres au sol et que, finalement, moi aussi, j'y suis allée.

Je me souviens n'avoir pas su faire autrement.

Je me souviens d'avoir vu Cherifa, Nadia et Ourida entrer dans le bâtiment.

Je me souviens que les professeurs ont laissé faire la "manifestation".

Je me souviens de ma honte et d'avoir su que je trichais.

Je ne me souviens pas avoir dit au Père que je le trahissais.

Je ne me souviens pas avoir dit au Père que j'avais eu peur, en n'y allant pas, de nous trahir.

C'était juste après le départ de Marie pour la France.

Je me souviens que je restais souvent assise entre les murets d'un créneau, à regarder la lumière sur la ville.


Je me souviens que j'évitais d'entendre ce que disaient les autres.

Les lycéennes se réjouissaient du putsch, elles et les professeurs, presque tous les professeurs, du moins à ce qu'il semblait.

Je me souviens que les bruits de la Guerre étaient devenus si assourdissants, qu'ils étaient entrés dans le Lycée et y résonnaient sans fin.


 (à suivre...) 
 LB