vendredi 2 mars 2012

40. La neige


Je me souviens du jour de neige dans le Village des Asphodèles. Ma première neige d'enfance. Il y en eut peu d'autres. 

Les talus de part et d'autres de la petite route qui mène à l'école, collines à gravir, obstacles devant la porte. La neige change le monde.

Sara avait pris le petit burnous offert pour mes trois ans, avait passé ma tête dans l'échancrure et rabattu la capuche sur ma tête.

Je me souviens que nous étions sorties vaillamment dans l'enchantement blanc. 

À Alger, il ne fut plus question de neige sauf quand la Radio parlait de la neige en France.

Alors, Sara disait, ne croyez pas, chez moi, quand j'étais petite, il pouvait faire très froid l'hiver, il arrivait même qu'il neige. 

Je me souviens que Sara disait, chez moi, à l'intérieur, ou dans l'intérieur. Elle disait, dans l'intérieur, il fait beaucoup plus froid. 

Je me souviens que Sara ne savait pas nager.

(à suivre...)

LB

39. La calèche


Je me souviens être allée en calèche à l'école, la banquette de bois était au dessus de ma tête et il fallait me hisser.

Je me souviens de la haie d'eucalyptus qui bruissait le long de la route qui passait devant les appartements de fonction.

Je me souviens que quelques mètres seulement séparaient les deux petites maisons jumelles et la cour de l'école du Père.

Je me souviens que, là, était un talus couvert d'herbes hautes, derrière les maisons jumelles un champ, devant les eucalyptus et leur odeur. 

La calèche passait à huit heures, il ne fallait pas la rater.

Tout était calme, la Guerre n'avait pas encore commencé. La peur n'empoisonnait pas l'air que nous respirions.

Lakhdar conduisait le cheval et nous nous arrêtions pour cueillir un autre enfant et le hisser, puis nous repartions. 

Les deux filles de la ferme voisine, la Petite Soeur, moi et l'autre enfant hissé au passage, Lakhdar, les arbres passaient au dessus de nos têtes.

(à suivre...)

LB

38. Foyer rural


Elle se souvient du poste de radio de marque Ducrétet-Thomson qui, dans sa boîte de bois précieux, semblait un instrument de musique ancien. 

Elle se souvient que le Père l'a jeté à terre un jour de colère. C'était avant la Guerre. 

Il l'a soulevé, l'a porté au dessus de sa tête et l'a lâché. Le fil branché a entrainé la prise. La musique s'est tue et le choc au sol. 

Le Père éclatait dans de violentes colères et Sara s'enfermait pour pleurer. Puis le calme revenait. Ils allaient au Foyer rural. 

Qui se souvient encore des Foyers ruraux ?

Les Foyers Ruraux sont nés en France avec le Front populaire, foisonnement généreux d'avant guerre, la guerre, celle qui disait son nom.

Jean dit qu'ils ont été exportés tels quels ou presque en Algérie.

Elle se souvient, elle avait vu le Père au théâtre, il jouait Topaze, un instituteur, qui, par amour corrigeait les copies de sa collègue. 

Une salle du Foyer Rural, les bancs alignés, elle, au premier rang, et ce moment où la collègue osait donner au Père un coup de parapluie.

Le Père parlait sur la scène, de sa voix forte, celle qui portait, celle qui couvrait les rumeurs des élèves et savait faire cesser les rires.

(à suivre...)

LB 

37. Belleville (2)


A Belleville, je me souviens des algériens face au mur les mains en l'air, fouillés par la police. Ca rappellait l'occupation à mes parents.

(à suivre...)

LB

36. Le code de l'indigénat (2)

Je tente de me repérer dans les arcanes du code de l'indigénat. J'y passe des heures, autant d'heures que celles des dimanches de l'enfance. 

Je lis tout ce que je trouve, et tout est là, au jour le jour. 

Les dates exactes, les lois votées à l'assemblée nationale, les désaccords entre Napoléon III et la République, entre Ferry et Clemenceau.

Le code de l'indigénat était une monstruosité que l'état français n'a jamais voulu lacher complètement, même après 1945.

(à suivre...)

LB

35. Le souvenir de Saïd


Saïd m'écrit enfin. Il m'avait raconté une histoire d'enfance que j'avais retenue à moitié. 

Oui, il voulait bien me la dire une fois encore. Il se souvient.

Tout s'est passé dans ce bâtiment en bord de mer qui ressemble aujourd'hui à un château hanté.

L'histoire que je t'avais racontée est simple. Elle a eu lieu en 1960, j'étais à l'école primaire des Deux Moulins. 

Saïd me dit, j'avais été premier de la classe toute l'année, j'avais été reçu au certificat d'études avec de très bonnes notes.

La municipalité d'Alger m'avait offert un voyage en France, un séjour en colonie de vacances. La récompense ! J'y suis allé bien sûr. 

Mais, à la rentrée, je me suis vu orienté vers une école de menuiserie sur les hauteurs de la Ville.

J'aurais dû rejoindre la 5ème au Collège du Cap des Pêcheurs, souvenir de cette blessure, j'avais onze ans. 

Il a fallu les tractations de ma mère, le soutien de mon instituteur qui m'aimait bien, pour que je rejoigne enfin le Collège. 

J'étais en retard sur la rentrée.

Said continue, il raconte encore. Après deux mois, nous étions en 1961, et l'OAS a déclaré sa guerre contre les civils.

Beaucoup de mes camarades algériens et leurs familles ont été assassinés.

C'est grâce à une française que j'appelais Madame Ouvrard ( je lui dois bien de te dire son nom ) et à mon beau père que ma famille a pu échapper au massacre. 

Nous avons fui de nuit par le chemin des collines pour rejoindre les quartiers arabes. 

Voilà mon souvenir, me dit Saïd.

(à suivre...)

LB 


34. Les mots et les lieux


La mémoire est comme une eau dormante qu'une pierre lancée réveille.

Proust avait son morceau de madeleine mélé au goût du thé tiède ; pour moi, ce sont des mots.

Pendant longtemps, les mots gisaient dans les livres, ou dans des cartes de géographie.  

Ouvrir le livre, déplier la carte suffisait au geyser des souvenirs. 

Les mots s'habillaient de la voix forte du Père ou de celle de Sara.

La Toile est là maintenant avec ses images à foison, mais ce ne sont pas les images qui cernent les secrets des souvenirs. 

Ce sont les mots qui nomment les lieux qui revivent, à croire que rien n'a jamais lieu que le lieu.

(à suivre...)

LB