mardi 15 mai 2012

86. Les parachutistes

Je me souviens quand les parachutistes se sont installés dans la Cité, ils avaient réquisitionné le Garage sous le terrain de tennis. 
Parfois, ils défilaient sur l'Avenue, en un petit groupe, avançant quatre de front, chantant un chant grave coupé d'un silence sur deux pas. 
Je me souviens du soir où de la fenêtre de l'appartement dans la Cité, j'ai vu trois parachutistes enfoncer une porte à coup de Rangers. 
Je me souviens qu'un des "bérets rouges" frappait avec la crosse d'une mitraillette sur la porte, que la porte a cédé et qu'ils ont disparu. 
Je me souviens du Général Massu et d'avoir pensé que son nom même était une violence.
Les parachutistes étaient-ils basés là parce que la Cité était bâtie à la lisière d'un quartier arabe ?
De la fenêtre de l'appartement de la Cité, on voyait les petites maisons, et les silhouettes des femmes sur les terrasses du quartier arabe.


L'école primaire de la Cité était prévue pour accueillir tous les enfants des environs.


Les terrassements de la Cité commencent en 1953 : projet de mêler les populations d'origines diverses sur les hauteurs de la Ville. 
Dans la Cité, on avait bâti deux écoles, un marché couvert, des jeux d'eau, une esplanade arborée, l'immense garage et le terrain de tennis.
L'architecte était Fernand Pouillon. Dans un bassin, des dauphins de pierre avec leurs jets d'eau.
Pouillon aurait-il pu imaginer que le Garage sous le tennis abriterait un régiment de parachutistes, et la torture ? 

(à suivre...)
LB

85. Louise


Entre Sara et le Père, on parlait de mésalliance, et la religion commune n'y faisait rien.
La famille du Père avait commencé les hostilités et disait de Sara qu'elle était une "chaouía", une fille de paysan.
La famille de Sara avait eu des échos de ce mépris et avait commencé à dire que le Père était fils de brocanteur et manquait de religion.
Je me souviens que le Père disait qu'il ne savait pas lire, il fallait entendre qu'il ne savait pas déchiffrer l'hébreu du Livre Sacré.
Le Père, tout instituteur qu'il était parvenu à être, n'avait jamais réussi à assimiler la lecture de l'hébreu et en souffrait.
Les frères de Sara lisaient trois langues, en parlaient deux. Samuel parlait mieux l'arabe que le français.
Samuel et Rachel se disputaient et se disaient leurs secrets dans l'intimité de la langue arabe.
Louise ne parlait que français et l'espagnol semblait perdu pour elle depuis longtemps.
Louise s'enorgueillissait d'habiter la ville et voulait la réussite du Père, son fils aîné, contre David qui le voulait au magasin.
Pour Louise, avoir un fils aîné instituteur, n'était pas tant enseigner qu'approcher le destin enviable des fonctionnaires français.
Pour Louise, avoir un fils aîné qui épouserait une femme dont les parents parlaient arabe était descendre dans l'échelle de l'état colonial.
Louise qui venait d'entrer dans le veuvage engagea sa guerre personnelle contre Sara qui lui volait son fils aîné, promu soutien de famille.
Louise voulait oublier son enfance passée dans la basse Casbah entre le Marché et la rue de la Synagogue.
Louise avait gravi les cinq étages de l'immeuble de la rue du Sans Grade où elle s'était installée avec David, juste revenu des Dardanelles.
Louise avait économisé secrètement en mettant des pièces de cinq sous dans une boîte de fer blanc pour que le Père puisse étudier.
Louise avait protégé les Livres et les Cahiers de son fils, des colères de David qui, de rage, faisait tout passer par le balcon.
Maintenant David était mort.
Et son fils choisissait d'épouser une femme de Saint Démon, dont les parents parlaient arabe et s'habillaient comme des "indigènes".
Louise se rendit à Saint Démon pour les présentations, fut prise le deuxième jour de violents maux de tête et perdit la vue.

(à suivre...)
LB