Suite de 11 à 20



11______________________________________
Bastos et autres objets (2)


 hula hoop 

Te souviens-tu des cigarettes Bastos et du papier à rouler Job ?

Qui se souvient encore de la mode des jupes à cerceau-?

C'était en 1960. On passait une baleine, oui, c'était le nom, disait Sara, on la passait dans l'ourlet de la jupe, jusqu'à fermer le cercle.

La jupe tenait éloignée des jambes et leur faisait une corolle. Une idée hoola hop ou hula hoop. Je ne sais plus l'écrire, disait Sara.


Le Père dit, je me souviens, recevoir une bastos, c'était être tué par balle. 



Le paquet de Bastos
dans les années cinquante

Elle reçoit de Paul ce message : "oui, moi, je me souviens. J'ai fumé des Bastos et roulé du Job".


(à suivre...)

LB



12___________________________________
Les mots du pouvoir

Te souviens-tu des mots officiels distillés par la Radio et qui imposaient une manière de penser notre présent d'alors, celui d'avant 1962 ?

Te souviens-tu qu'ils ne disaient rien du pétrole ?

Sara me dit, revenir sur le passé permet-il d'éviter les pièges du présent ?

Il dit aussi, revenir sur le passé permet-il d'éviter les pièges du présent ou, juste, d'aller aux nouvelles catastrophes les yeux ouverts ?

Et toi ? Te souviens-tu de la guerre d'Algérie-? Ou tes parents ? Ou tes grands parents ? Dis moi.

Te souviens-tu de ces jours de printemps où un million de personnes sont arrivées du Pays de la Guerre ?

Aujourd'hui, la Turquie et la France se lancent à la tête le mot génocide. Tête à tête de dirigeants. Peuvent-ils diriger nos souvenirs ?

Ils nous lancent des mots dans l'espoir que nous nous battrons comme font les chiens pour un os à ronger. C'est déjà ainsi qu'ils faisaient.
Te souviens-tu des mensonges radiodiffusés, distillés chaque jour ?
Te souviens-tu qu'en 1954, Pierre Mendes-France parlait de sédition et qu'en 1959 De Gaulle disait sécession ?

(à suivre...)

LB

13___________________________________
Les essais nucléaires


Je me souviens que des essais nucléaires avaient lieu dans le Sahara et qu'ils ont continué quatre ans après l'indépendance.

Sara se souvient de Regane.

Regane : un mot, comme un nom de femme.

Maintenant, ils font des joutes oratoires, mais seuls nos souvenirs sont vrais. Nous savons exactement ce qui s'est passé.

Sara dit : nous savons exactement ce qui s'est passé, parce que nous y étions. Je le dis, les mots faisaient partie de la machine de guerre.

Dire que la guerre n'était pas une guerre faisait partie de la guerre.

C'était la guerre même. Faire la guerre en le niant.

Je me souviens, la Radio y aidait, les mots de la Radio excluaient l'idée de guerre.

C'est comme les essais nucléaires, ils supposaient que personne ne vivait dans le Sahara, qu'un essai nucléaire ne concernait donc personne.


(à suivre...)

LB

14___________________________________
Indigènes


Le Père se souvient encore du mot "indigène" et qu'on disait "les indigènes d'Afrique du Nord".

Le Père dit qu'en 39-45, en Algérie, il n'y a pas eu de participation de la population à un génocide des juifs d'Afrique du Nord.

Le Père dit qu'il s'est vu attribuer pendant deux ans, par le régime du Maréchal, une carte d'identité portant la mention : "juif indigène". 

Le Père n'aimait pas le mot "indigène" et Sara n'aimait pas ce mot non plus. Ils auraient voulu qu'on ne désigne plus personne ainsi. 

Il y a des mots qu'on finit par maudire pour se protéger de leur malédiction. 

Pourtant "indigène" veut seulement dire "natif d'ici", ce qui pour le Père et Sara était strictement exact. 

Je me souviens des mots "français à part entière" qui avouaient que certains étaient français à moitié, ou au tiers, ou pire encore. 

Je me souviens de quelques idéalistes qui s'installaient sur les lignes de démarcation imaginaires, sur les frontières tracées à notre insu. 

Au décours d'un conflit à propos du massacre des arméniens, l'homme d'état turc Erdogan accuse l'état français d'avoir commis le crime de génocide en Algérie.

Le débat sur la question du génocide et de sa définition n'est pas neuf. 

Algérie 1962-2012. Cinquante ans déjà. Te souviens-tu encore ? 

Elle se souvient. Avant l'oubli viennent les métamorphoses du souvenir.


(à suivre...) 


LB


15___________________________________
Enfants dans la Guerre

On ne demande pas aux enfants ce qu'ils pensent pendant les guerres, ils en pensent tout de même quelque chose, même s'ils se taisent. 

On demande aux enfants d'obéir et de ne pas compliquer une vie déjà complexe, on demande aux enfants de ne pas dire qu'ils ont peur. 

Bien sûr, on ne le demande pas officiellement.

On ne les réunit pas pour leur dire, enfants, n'ayez pas peur car je vous interdis d'avoir peur, car je prétends vous protéger de la peur. 

En fait, on s'illusionne, on crée un espace de silence autour de la peur.

Vivre dans un pays en guerre n'est pas simple, car il faut continuer à vivre. 

Il faut continuer à vivre le plus normalement possible. Il faut continuer à préparer son avenir, et les enfants sont l'avenir.

Le Père dit Sara, mettait un point d'honneur à ce que les enfants ne manquent pas une seule journée d'école. 

Pour le Père, l'école avait été l'avenir, son avenir, tout son avenir. L'école même signifiait pour lui que les enfants étaient l'avenir. 

Pour le Père, il y avait Ecole, c'était sa phrase, sa phrase fétiche, il y avait Ecole, il fallait y aller, ça ne se discutait même pas.

Le Père était aidé par la Radio, car la Radio ne parlait toujours pas de guerre, elle s'obstinait à dire événements, un peu plus tard elle avait concédé de dire Evénements

La Radio disait Evènements en rapportant des faits de guerre. Cela éloignait tout de même un peu la Guerre.

Bien sûr, la Guerre n'était pas loin, mais certains étaient en son coeur et d'autres se tenaient à son bord, à ses abords.

Tous les parents tentaient de tenir leurs enfants aux bords de la Guerre, au bord le plus éloigné de l'épicentre.

La Radio révélait le lieu de l'épicentre, mais le problème était que les épicentres étaient multiples et se déplaçaient. 

Ceux qui entrent aujourd'hui dans la vieillesse, étaient des enfants dans la Guerre. 

Vont-ils enfin pouvoir se parler ceux à qui on a progressivement interdit de jouer ensembles?

Il y a des fenêtres aux prisons des souvenirs.

Vont-ils enfin pouvoir se parler ceux à qui la Guerre sans nom a, petit à petit, interdit de jouer ensembles ?


(à suivre...)


LB


16___________________________________

L'école.


Ca ne vous rappelle rien ? Aujourd'hui, Paris durcit les conditions d'obtention de la nationalité française.

Ils nous lancent des mots dans l'espoir que nous nous battrons comme font les chiens pour un os à ronger. C'est déjà ainsi qu'ils faisaient.

Je me souviens qu'on apprenait toute l'histoire de France depuis la Gaule romaine. À la fin, il restait trois pages pour l'émir Abdelkader.

L'image de l'Emir Abdelkader était un dessin, l'Emir semblait fier sur un cheval qui se cabrait. L'image occupait la moitié de la page.

Sur la page suivante, une carte de l'Algérie. La première que je voyais dans un livre de classe.

Sara se souvient des jours d'école où elle devait chanter "Maréchal, nous voilà."

Pour chacun, l'Etat colonial balise un parcours de vie, fait des labyrinthes, des impasses, des ruelles, crée l'illusion d'une voie royale.

L'armée et l'enseignement étaient ces illusions. L'une, bien sûr était pire que l'autre.

(à suivre...)

LB

17___________________________________

Landau et jujubier Objets (3)


Je me souviens que nous allions voir un oncle dans le quartier de Belcourt, je n'ai su que bien plus tard qu'Albert Camus y habitait aussi.

Dans la petite cour de la maison, il y avait un jujubier, les fruits étaient à notre hauteur.






Pour aimer les jujubes, il faut en avoir mangé enfant.

La peau des jujubes est épaisse, vernissée et d'un brun oranger, la chair est jaune et colle au noyau qui ressemble à celui d'une olive.

Le goût est celui de l'enfance dans une cour de Belcourt.

Sara se souvenait des jujubiers jumeaux et des jujubes de la cour de la petite maison du quartier de Belcourt.

C'était Septembre, les mois de Septembre étaient doux.

Il y a une photographie en noir et blanc à bord crènelée, elle est avec les enfants, ils sont tout petits.





C'était avant la guerre.

Dans le landau coque, noir à grandes roues, le bébé. A côté les deux petites, proprettes et bien coiffées, puis elle et les deux jujubiers.

(à suivre...) 

LB



18___________________________________

Les écrans


Ceux qui ont de la chance, ouvrent la fenêtre, tout est calme, ils allument leurs écrans, c'est la guerre.

Ceux qui n'ont pas de chance ne peuvent pas ouvrir leur fenêtre à cause du danger et allument leur écran pour y trouver un peu de paix.

Et puis, il y a ceux qui n'ont ni fenêtre, ni écran. 

Elle se racontait une histoire, elle avait, disait-elle, des écrans allumés comme autant de fenêtres sur le monde.

Un écran n'est pas une fenêtre, car rien ne peut venir de lui sinon des images et des mots.


En réalité, elle était seulement bien à l'abri entre les murs de sa maison.

Les bruits du monde lui arrivaient séparés des odeurs et des miasmes, du sang vrai et des larmes, des séparations brutales. 

Elle écrivait.

Le temps de l'écriture survient toujours, même au milieu des pires guerres, à des moments de calme, arrachés.

Peu importe le support, les mots tracés, même de colère, supposent, ne fut-ce qu'un moment, la claustration - au moins mentale.


(à suivre...)

LB

19___________________________________

Le gourbi et le canoun


Que dire des souvenirs, de l'imprécision de leurs contours, de leurs couleurs indécises,de leur manie d'occuper plusieurs espaces-temps à la fois ?

Ils enjambent les espaces, vont d'une ville à l'autre ou d'une demeure à la suivante, ils oublient leurs repères et nous égarent.
Avec eux, nous nous perdons, nous perdons l'essentiel.

Seuls quelques uns surnagent, et sont d'une précision extrême, ils se sont accrochés à l'acmé d'une émotion unique, inoubliable.
L'émotion restée intacte a préservé l'évènement de l'oubli.

Je me souviens qu'on disait "habiter un gourbi".

Un soir, de l'autre côté de la rue, au delà du rideau des eucalyptus, des flammes, un gourbi qui brûlait.

Le Père était sorti avec deux seaux d'eau, et était revenu les remplir plusieurs fois.  

Je me souviens que des gens habitaient dans des gourbis où le sol était de terre battue. 

Je me souviens du mot canoun, et que c'était une grande poterie au ventre bien rond qu'on remplissait de charbon. 

Les braises chauffaient l'espace de la petite habitation et servaient à cuire des aliments.

Sara avait dit le lendemain de l'incendie, c'est un canoun qui s'est renversé. Un accident. Déjà, on imaginait des attentats partout.

Toujours est-il que ces voisins là habitaient dans un gourbi et qu'en une seule soirée, ils avaient absolument tout perdu, sauf leur vie.

(à suivre...)

LB

20___________________________________
Les indigènes étrangers.


Je me souviens qu'ils avaient des formules toutes faites pour nier l'évidence. Ils disaient, l'Algérie c'est la France. 

Ils disaient, la France de Dunkerque à Tamanrasset. 
Ils disaient, l'Algérie est et restera française.

Le Père disait que tout était incohérent, l'Algerie était la France, mais la France était la métropole.

Le Père insistait, l'Algérie était la France, mais on disait les indigènes et les français.

Dans cette Algérie qui était la France, il y avait deux catégories d'habitants, les citoyens français et les autres. 
Le Père disait, imagine, dans cette Algérie qui était la France, les autochtones ou indigènes n'étaient pas des citoyens français.

Le Père disait, le langage lui-même parvient à des contradictions inextricables, des contresens, des contrevérités.

Les paroles que nous entendions s'habillaient d'une logique de l'absurde.

Plus la guerre avançait, plus l'absurdité des combats que l'état français livrait aux algériens apparaissait au grand jour.

Car, disait le Père, qui peut croire que l'Algérie c'est la France, si les gens d'ici ont aussi peu de droits que s'ils étaient étrangers.

L'état français était parvenu à créer la notion d'indigène ou autochtone étranger, nous vivions gouvernés par un oxymore.

(à suivre...)

LB

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