Suite de 71 à 80


71. La visite de nuit


Je me souviens de la voiture qui roulait dans la nuit.

Je me souviens que le frère de Sara conduisait la Citroën et que nous sommes sortis du Village de Asphodèles.


La voiture a roulé un grand moment dans la campagne sombre.

Le frère de Sara a ralenti devant un gourbi et la Citroen s'est immobilisée, il a pris sa saccoche et il est descendu.

Nous avons attendu dans l'automobile un long moment toutes lumières éteintes.

Un homme en djellaba est revenu avec le frère de Sara en éclairant le chemin avec une sorte de lampe tempête.


Le frère de Sara a ouvert le coffre, je me souviens que j'étais à genoux sur le siège arrière, le front contre la vitre et je les regardais.


L'homme a pris la boite de médicaments que lui tendait le frère de Sara. Ils ont parlé un moment. Ils parlaient en arabe.

L'homme en djellaba s'est penché et a dit quelques mots à Sara comme s'il la saluait.

Le frère de Sara est remonté dans la voiture et nous sommes repartis, la lumière de la lampe s'éloignait dans la vitre arrière.

Je me souviens que Sara m'a ordonné de m'asseoir.

Je ne sais pourquoi nous avions accompagné le frère de Sara qu'on était venu chercher pour une visite à un malade.


(à suivre...)


LB


72. Le métro d'Alger

Rachid écrit à Lila : J'ai pris le métro d'Alger. Une speakerine annonçait d'une voix joyeuse, en arabe puis en français les arrêts distants d'une minute.


Tu devrais venir.


(à suivre...)

LB

73. Enfants dans la guerre (4)


Dans un pays en guerre, il n'y a pas que des héros.

Dans un pays en guerre, ceux qui ne sont pas des héros ne sont pas forcément des lâches.

Dans un pays en guerre, chacun utilise une part de son temps à se maintenir en vie.

Dans un pays en guerre, chacun utilise une part de son intelligence à ruser avec le danger, à l'éviter, à le contourner, à le déjouer.

Dans un pays en guerre, chaque sortie nécessite un calcul stratégique.


Dans un pays en guerre, on finit par ne plus parler de la peur.

Dans un pays en guerre, les enfants apprennent à penser avec la guerre.

(à suivre...)

LB

74. Louise et David


Je me souviens que Louise et David habitaient au cinquième étage d'un immeuble de Bab el Oued.

Louise et David habitaient dans un deux pièces avec leurs quatre enfants.

Le Père était l'aîné, puis il y avait une fille et encore deux garçons.

Le Père disait qu'ils passaient leur temps entre l'école et la rue, Louise les appelait par le balcon pour venir manger.

Je me souviens qu’on disait « appeler par le balcon ».

Après le repas, ils redescendaient aussitôt pour jouer aux noyaux ou monter des caisses sur des roulements à billes pour dévaler les pentes.

Ils s'organisaient en bandes rivales, traçaient des territoires, s'envoyaient des cailloux avec des tireboulettes à élastique de caoutchouc.

Le Père, parfois persuadait quelques enfants d'être ses élèves et devenait leur maître. Ils s'asseyaient au bord du trottoir, et lui debout.

Le Père se retournait et écrivait à la craie invisible sur le tableau noir rêvé.

David peu après les Dardanelles, avait rencontré Louise qui était venue au magasin de brocante acheter une armoire.

(à suivre...)

LB

75. Farès


Je me souviens avoir entendu, souvent, deux noms : Aberahman Farès et Ferhat Abbas. Le frère de Sara les prononçait en parlant avec le Père.

Le frère de Sara, disait, la Guerre est inévitable. Farès dit que leur patience est à bout, ils veulent l'indépendance.

Le frère de Sara disait Farès comme on dit de quelqu'un qu'on a bien connu, avec le ton de la camaraderie.


Quand le frère de Sara parlait de ce que disait Farès, il était entendu qu'on pouvait se fier à sa parole et à sa pensée.


Le frère de Sara en avait-il déduit qu'il y aurait la Guerre et qu’elle serait d’une cruauté extrême ?


Toujours est-il que Pierre est parti avec ses parents. Pierre est parti sans retour : il n'est plus venu jouer dans la cour après la classe.

Sara dit que dans les mois qui ont suivi son départ, je ne jouais plus et mangeais à peine, mais, de cela, je ne me souviens pas.

(à suivre...)

LB

76. Histoire


Lila prend des notes devant la télévision.

"Le 1 novembre est le déclenchement de la phase armée de la révolution."

"La Guerre d'indépendance est une étape dans un processus commencé bien avant."


"La guerre a continué après le 19 Mars 1962."

"Le cessez-le feu n'est pas la paix".

"Je considère le 19 Mars comme le jour de la Victoire. Cela déclenche une immense course vers le pouvoir."


"Il faut faire des études locales de la guerre d'Algérie, étudier les autobiographies."

"Mon père était un combattant en Kabylie de la Wilaya III et enfant, j'entendais parler de cette histoire."


"Je fais des recherches sur la poésie kabyle de la lutte de libération nationale."

"Le recours au témoignage et à l'histoire orale est une nécessité" "Il faut marquer l'importance du je"


Noreddine Amara : "Le silence ne vaut pas consentement, et l'histoire transpire par la presse, la poésie, les récits."

"Qu'est ce qu'être historien en Algérie ?"


"Il y avait une autocensure sur l'histoire de Massali Hadj et du messalisme." 

Lila me dit : J'ai entendu ce matin que des études historiques étaient en cours sur Messali Hadj et sur les messalistes dans la guerre.

Je ne me souviens pas du nom de Messali Hadj dans la voix du Père.

(à suivre...)

LB

77. Cessez le Feu



Les folies prennent les couleurs du temps.




Et puis, les fous prennent la couleur du temps.



Je me souviens des Accords d'Evian et du Cessez le Feu. 

Je me souviens que le Couvre Feu a continué après les Accords d'Evian, preuve que toute violence n'avait pas encore cessé.


Je me souviens qu'une partie de l'Armée française mutinée voulait la poursuite de la Guerre.




Je me souviens qu'ils ont attisé les peurs.



Je me souviens qu'ils ont voulu empêcher chacun de faire un choix réfléchi et qu'ils y sont presque totalement parvenu.


En deux mois, le Père est passé de "nous restons" à l'action d'accompagner Sara et les enfants vers la foule de l'Aéroport.



Je me souviens que le Père est resté pour finir l'année scolaire et que le jour de l'Aéroport, il nous a laissés pour aller faire sa classe. 

Je me souviens pourtant que le 18 mars 1962, le Père avait repris espoir.

(à suivre...)

LB 

78. Pâques à Saint Démon


Je me souviens de la maison de Samuel et Sara à Saint Démon.  

Je me souviens de la maison de Samuel et Rachel dans le village de Saint Démon.


Je me souviens qu'on pouvait aller seuls jusqu'à la place du village, pour acheter quelques sous de bonbons chez l'épicier.



Je me souviens que c'était comme partir à l'aventure, s'enfoncer dans une forêt profonde ou goûter à la liberté qui allait sûrement advenir.

Je me souviens que la maison de Saint Démon qui avait abrité l'enfance de Sara et de ses onze frères et soeurs me semblait immense. 

Sara disait que c'était une ancienne clinique et que la maison tenait de cette fonction passée son plan en croix.


Je me souviens que deux portes à deux battants s'ouvraient devant sur un jardin et à l'arrière sur une cour.



Je me souviens du perron et que tous s'asseyaient sur ses marches par ordre de taille et posaient pour la photo.


Je me souviens du lilas qui fleurissait à Pâques quand nous allions Sara, le Père, la sœur, le frère et moi à Saint Démon.



Je me souviens des enterrements solennels de sauterelles, escargots et coccinelles dans des boîtes d'allumettes Le Jockey.

Je me souviens que Pierre nous apprenait à transformer les boîtes d'allumettes en noirs cercueils capitonnés de brins d'herbes et de fleurs.


Je me souviens qu'on pouvait faire du patin à roulettes dans le couloir traversant de la maison.




Je me souviens que lorsqu'il pleuvait, les enfants étaient autorisés à courir et jouer dans le couloir traversant la maison.



Je me souviens que c'est Pierre qui, revenu un beau jour de Paris pour les fêtes de Pâques, sillonnait le couloir sur ses patins tout neufs. 

Je me souviens que Pierre n'était plus le même, il avait un drôle d'accent et d'autres manières, et je me souviens qu'il m'avait oubliée.

(à suivre...)

LB 

78. Pain de plastic



Je lis un roman noir qui a pour titre Alger la Noire.

On est en 1962. Je lis le mot "strounga".

Je me souviens du mot "strounga" et qu'il fallait prononcer le s suivi du t comme un ch suivi de t.



Je me souviens que "strounga" voulait dire explosion d'un pain de plastic.

Je me souviens qu'on disait "pain de plastic", ce qui signifiait que l'explosif pouvait être pétri et mis en forme comme une pâte à modeler.

Je me souviens que de son poids dépendait la force de l'explosion.

Je me souviens avoir imaginé qu'on en coupait des tranches plus ou moins larges. 

Je me souviens que les oncles disaient le mot "strounga" et que le Père disait "plasticage de l'OAS".

Je me souviens que le mot "strounga" signifiait en réalité "explosion qui rend joyeux" et ponctuation nocturne des concerts de casseroles.

Je me souviens du mot "strounga" comme je me souviens du mot "indigène", deux gros mots de la Guerre et le Père ne voulait pas les entendre.

Je me souviens qu'on voyait tomber les vitres avec un bruit tintinabulant et cristallin juste après avoir entendu le fracas plus ou moins lointain de l'explosion. 

Je me souviens qu'on disait que les vitres avaient été soufflées et qu'on parlait du "souffle des explosions".


(à suivre...)

LB

79. La robe brodée


Sara se souvient que son père avait plus d'indulgences pour elle que pour ses sœurs plus âgées.



Sara dit qu'elle portait le prénom de la mère de Samuel et que cela seul suffisait à atténuer la dureté de son éducation.

Sara se souvient qu'elle était fière de ne jamais le fâcher et y mettait tout son cœur.

Sara disait que Samuel et Rachel étaient déjà âgés à sa naissance.

Sara se souvient que Rachel avait 43 ans et que Samuel en avait 11 de plus.

Sara dit que Samuel ne l'a frappée qu'une fois et qu'elle avait déjà 17 ans.

Sara se souvient que son père l'a frappée et a déchiré la robe brodée qu'elle avait cousue elle-même.

Sara dit que son père l'avait vue parler avec un garçon sur le pas de la porte.

Sara se souvient que c'était un cousin éloigné et que, c'était vrai, elle l'aimait en secret.

(à suivre...)

LB

80. Le Lycée

Je me souviens du Lycée, je me souviens de la vue sur la ville et la mer au loin.


Je me souviens que le bâtiment central ouvrait sur un patio, et dans le patio un escalier monumental.


Je me souviens que les élèves entraient en rang par deux, traversaient le patio et s'engageaient dans l'escalier.


Je me souviens des coursives qui ouvraient sur les classes et que, de leurs balcons, on suivait des yeux les élèves jusqu'à la porte de leur classe.


Je me souviens que c'était comme un ballet presque silencieux orchestré par la surveillante générale.


Je me souviens qu'au fond de la grande cour, il y avait un petit pavillon avec un dôme et que c'était la classe de musique.


Je me souviens des pins parasols et des chenilles processionnaires qui les quittaient au printemps.

Je me souviens des créneaux qui bordaient la cour et que j'y ai passé tant de temps à contempler la ville qui descendait vers la mer.

Je me souviens des terrains de sport étagés à flan de colline et que nous courrions sur les murets et que nous jouions au ballon prisonnier.

Je me souviens que Sara et le Père nous pensaient là en sécurité, jusqu'à l'explosion de la bombe du rectorat.

Je me souviens que les hélicoptères tournaient dans le ciel et que c'était le putsch des généraux, on disait "le putsch".

Je pensais que le mot "putsch" ressemblait à "strounga" et à ces onomatopées des bulles des bandes dessinées que le Père réprouvait.

Je me souviens de l'hélicoptère et d'avoir entendu une élève dire, il faut s'asseoir dans la cour et dessiner OAS, ils nous verront du ciel.

Je me souviens qu'elles se sont toutes assises formant les trois lettres au sol et que, finalement, moi aussi, j'y suis allée.

Je me souviens n'avoir pas su faire autrement.

Je me souviens d'avoir vu Cherifa, Nadia et Ourida entrer dans le bâtiment.

Je me souviens que les professeurs ont laissé faire la "manifestation".

Je me souviens de ma honte et d'avoir su que je trichais.

Je ne me souviens pas avoir dit au Père que je le trahissais.

Je ne me souviens pas avoir dit au Père que j'avais eu peur, en n'y allant pas, de nous trahir.

C'était juste après le départ de Marie pour la France.

Je me souviens que je restais souvent assise entre les murets d'un créneau, à regarder la lumière sur la ville.


Je me souviens que j'évitais d'entendre ce que disaient les autres.

Les lycéennes se réjouissaient du putsch, elles et les professeurs, presque tous les professeurs, du moins à ce qu'il semblait.

Je me souviens que les bruits de la Guerre étaient devenus si assourdissants, qu'ils étaient entrés dans le Lycée et y résonnaient sans fin.


 (à suivre...) 
 LB

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